Des livres bientôt moins chers ?

Des livres bientôt moins chers ?

Toute personne ayant acheté un livre français dans une bibliothèque suisse a déjà vécu la même scène cocasse : commencer à lire la quatrième de couverture et remarquer en bas de la page un prix affiché en euro, qui se trouve être bien moins élevé que le prix payé en magasin. Cette différence de prix peut s’expliquer en partie par des charges plus élevées pour les distributeurs suisses que français. Cependant, cela n’explique pas toute la différence de prix, qui est en fait dû à une discrimination des consommateurs suisses. 



Ce type de situation ne concerne pas que le marché du livre mais l’ensemble des biens importés en Suisse. C’est dans ce contexte que l’initiative « Stop à l’îlot de cherté – pour des prix équitables (initiative pour des prix équitables) » a été lancée en 2016[1]. Le but de cette initiative est donc d’agir contre la majoration des prix suisses[2]. Le résultat de cette initiative a été l’ajout des art. 4 al. 2bis et 7 al. 2 let. g à la loi fédérale du 6 octobre 1995 sur les cartels et autres restrictions à la concurrence (LCart)[3]. Ces articles, et plus particulièrement l’art. 4 al. 2bis LCart., introduisent la notion du pouvoir de marché relatif à l’ordre juridique suisse. Ce concept a pour objectif d’interdire les abus des sociétés qui rendent dépendantes d’elles des entreprises moins puissantes. Les enjeux de cet ajout sont grands. Son but étant effectivement de conférer une meilleure protection aux consommateurs suisses et ainsi lutter contre les cas de concurrence déloyale et de discrimination causées par des entreprises étrangères[4].  


Cet article aura pour but de montrer en quoi la dernière modification de la LCart pourra lutter de façon efficace contre la majoration des prix en Suisse, notamment par l’exemple du marché des livres français en Suisse.

Le but de cette disposition est donc de lutter contre les prix injustifiés en Suisse. Mais comment l’art. 4 al. 2bis LCart. peut-il réellement lutter contre cela ? A priori, la disposition tend à protéger les petites entreprises contre l’emprise des plus puissantes et non directement les consommateurs. Pourtant, ce sont bien les relations de marchés qui conditionnent les prix. Plus il y a de concurrence dans un domaine, plus il y aura d’innovation et plus intéressants seront les prix pour les consommateurs[5]. Le fait d’agir contre les relations de dépendances entre entreprises permet donc d’agir directement sur les prix. 

Prenons l’exemple du marché des livres en français. Les distributeurs suisses sont dépendants des revendeurs de livre français, en ce sens que ce sont eux qui déterminent l’offre et qui fixent les prix sur cette base. Le problème est que les revendeurs français abusent de cette relation de dépendance en obligeant les détaillants suisses à acheter leurs livres à des prix surfaits. Deux grandes affaires récentes illustrent bien ce problème. D’abord, l’affaire Dargaud dans laquelle Dargaud SA a été condamné à payer une amende de 825’004 CHF en 2021. Dargaud SA est une maison d’édition française qui a empêché les détaillants suisses de se fournir en France en concluant des contrats d’exclusivité. Dès lors, les distributeurs suisses n’avaient pas accès aux livres français aux prix français, ce qui a comme répercussion directe des prix hauts et injustifiés sur les livres français en Suisse[6]

Plus récemment, la commission de la concurrence (COMCO) a lancé une enquête à l’encontre de Madrigall qui est soupçonné de limiter « les libraires suisses de se fournir en France à de meilleures conditions » après une dénonciation de Payot[7]. Le directeur général du libraire romand se plaint d’un prix d’achat « de 40% à 50% » plus élevé que si le groupe achetait en France directement[8]. Ces entraves impactent directement les consommateurs, comme ces différences de prix se reflètent à la revente[9]

Le fait de lutter contre les relations de dépendance entre des acteurs économiques permet donc d’avoir des effets concrets sur les prix des biens importés. 


Maintenant, reste la question de savoir en quoi l’ajout de l’art. 4 al.2bis LCart à l’ordre juridique suisse est nécessaire. En effet, les abus de dépendances entre acteurs économiques pouvaient déjà être réprimés avant la dernière modification de la LCart. Par exemple, Dargaud SA a été condamné avant la modification par le biais de l’art. 5 LCart. et l’interdiction des accords verticaux illicites (accords entre deux acteurs économiques d’échelons différents qui affectent de manière notable la concurrence)[10]

La répression de l’abus de pouvoir de marché relatif permet toutefois d’élargir le champ d’application de la LCart., et plus particulièrement des art. 5 et 7 LCart. L’art. 5 LCart vise à limiter les accords entre entreprises qui nuiraient à la concurrence (oligopole par exemple). L’art. 7 LCart vise lui les abus de position dominante. Il y a un abus de position dominante lorsqu’une entreprise exploite son important pouvoir de marché d’une manière telle qu’elle entrave l’accès d’autres entreprises à la concurrence. 

L’art. 4 al. 2bis LCart permet d’abord d’agir de façon plus stricte contre les grands groupes commerciaux qui cloisonnent « le marché suisse en échappant aux règles de l’art. 5 LCart en raison du privilège de groupe »[11]. Selon la jurisprudence, les sociétés d’un même groupe contrôlées par une société mère ne tombent pas dans le champ d’application de la LCart, comme ces entreprises constituent une même société et bénéficient du « privilège de groupe »[12]. Ce privilège permet aux grandes compagnies commerciales de discriminer les consommateurs suisses en leur refusant de vendre des biens aux prix pratiqués à l’étranger[13]

Ensuite, en ce qui concerne l’abus de position dominante, l’art. 4 al. 2bis abaisse « le seuil d’intervention »[14] de la position dominante. Le pouvoir de marché relatif exige seulement de l’entreprise visée, qu’elle rende d’autres sociétés dépendantes d’elle. Cela permet de cibler plus particulièrement les situations transfrontalières qui ont pour conséquence de faire augmenter les prix en Suisse[15]

En somme, le pouvoir de marché relatif permet d’élargir le champ d’application de la LCart. sans apporter une nouvelle disposition révolutionnaire pour autant. Le pouvoir de marché relatif est déjà utilisé ailleurs en Europe et n’est que la suite logique de l’abus de position dominante et de l’interdiction des accords restreignant la concurrence. 

Ce concept a déjà montré son efficacité ailleurs en Europe et ce depuis de nombreuses années déjà. La Suisse peut être considérée un peu en retard sur ce domaine, l’Allemagne ayant par exemple introduit le pouvoir de marché relatif à son ordre juridique le siècle passé déjà[16]. Ce retard pourra aussi s’avérer être un avantage par la suite. En effet, les tribunaux suisses pourront s’inspirer des pratiques européennes pour juger les cas. Le Conseil fédéral a d’ailleurs expliqué que la nouvelle législation s’inspirait de la pratique allemande[17]


En conclusion, l’initiative populaire « Stop à l’îlot de cherté – pour des prix équitables (initiative pour des prix équitables) » semble avoir apporté un outil manquant à la législation suisse. Les distorsions de la concurrence qui avaient pour finalité de léser le consommateur suisse pourront être plus facilement déjouées qu’auparavant. Le fait de lutter directement au niveau des relations entre acteurs économiques permet de trouver une situation de « win-win » où les vendeurs pourront proposer des prix plus attractifs aux consommateurs tout en continuant à gagner de l’argent. Il n’y a pas encore de jurisprudence en la matière qui peuvent confirmer l’efficacité de cette nouvelle disposition, bien que de nombreuses enquêtes aient été lancées par la COMCO depuis 2022[18]

Maintenant, il ne reste plus qu’à espérer que l’écart entre le prix que l’on paie chez payot et celui affiché sur leurs livres en euro devienne de moins en moins choquant. 

Amine Mreyah


[1] FF 2016 p. 6873. 

[2] Rapport au Conseil fédéral, La facilitation des importations pour lutter contre l’ilot de cherté, p. 6.

[3] RS 251.

[4] Commission de la concurrence (COMCO), Rapport annuel 2022, p. 3.

[5] Les vertus de la concurrence, in autorité de la concurrence, accessible sur <https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/les-vertus-de-la-concurrence> (29.09.2024).

[6] TF, 2C_43/2020, 21 décembre 2021, consid. 12.

[7] La COMCO enquête dans le domaine des livres en français, in admin.ch, publié le 31 janvier 2023, accessible sur <https://www.weko.admin.ch/weko/fr/home/medien/communiques-de-presse/nsb-news.msg-id-92688.html> (29.09.2024). 

[8] RTS, Prix des livres français en Suisse : Pascal Vandenberghe évoque « une victoire d’étape », in rts.ch, publié le 31 janvier 2023, accessible sur <https://www.rts.ch/info/economie/13746222-prix-des-livres-francais-en-suisse-pascal-vandenberghe-evoque-une-victoire-detape.html> (29.09.2024).

[9] Idem.

[10] TF, 2C_43/2020, 21 décembre 2021, consid. 12.

[11] ATF 148 II 521, consid. 6.2.7.

[12] ATF 145 III 202, consid. 7.2.2.

[13] Chautard Marion, Le droit de distribution exclusif de livres et la concurrence avec la vente en ligne, in LawInside.ch, publié le 19 février 2022, accessible sur <http://www.lawinside.ch/1145/> (29.09.2024).

[14] Message CF ou initiative p. 4690 Message du Conseil fédéral relatif à l’initiative populaire « Stop à l’îlot de cherté – pour des prix équitables (initiative pour des prix équitables) » et au contre-projet indirect (modification de la loi sur les cartels), 29 mai 2019, FF 2019 p. 4665 ss, p. 4690.

[15] Idem.

[16] Wise p. 11.

[17] FF 2019 p. 4690.

[18] La COMCO enquête sur le pouvoir de marché relatif dans le secteur automobile, in admin.ch, publié le 18 janvier 2024, accessible sur <https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-99731.html> (29.09.2024).


Bibliographie :

Wise Michael, Droit et politique de la concurrence en Allemagne, in Revue sur le droit et la politique de la concurrence 2005/2, vol. 7, Paris (Les Editions de l’OCDE) 2005, p. 7 ss.

Documentation officielle :

Commission de la concurrence (COMCO), Rapport annuel 2022.

Message du Conseil fédéral relatif à l’initiative populaire « Stop à l’îlot de cherté – pour des prix équitables (initiative pour des prix équitables) » et au contre-projet indirect (modification de la loi sur les cartels), 29 mai 2019, FF 2019 p. 4665 ss, p. 4690.

Message du Conseil fédéral relatif à l’initiative populaire « Stop à l’îlot de cherté – pour des prix équitables (initiative pour des prix équitables) ». Examen préliminaire, 20 septembre 2016, FF 2016 6873 ss.

Rapport au Conseil fédéral, La facilitation des importations pour lutter contre l’îlot de cherté.

Sitographie :

La COMCO enquête dans le domaine des livres en français, in admin.ch, publié le 31 janvier 2023, accessible sur <https://www.weko.admin.ch/weko/fr/home/medien/communiques-de-presse/nsb-news.msg-id-92688.html> (16.05.2024). 

La COMCO enquête sur le pouvoir de marché relatif dans le secteur automobile, in admin.ch, publié le 18 janvier 2024, accessible sur <https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-99731.html> (29.09.2024).

http://www.lawinside.ch/1145/ (29.09.2024).

https://www.rts.ch/info/economie/13746222-prix-des-livres-francais-en-suisse-pascal-vandenberghe-evoque-une-victoire-detape.html (29.09.2024).


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