Le métier de notaire est aussi captivant qu’énigmatique. S’il a aujourd’hui une place bien délimitée dans l’ordre juridique suisse, il appert intéressant s’attarder sur son développement à travers les âges. Déceler les origines de ce métier séculaire nécessite d’abord de s’intéresser à la genèse du notariat européen, avant de s’étendre sur l’évolution du notariat suisse.
Naissance du notariat en Europe
D’aucuns font remonter le notariat au Bas-Empire romain où les notarii étaient chargés de rédiger des actes qu’ils transmettaient ensuite aux tabellions pour copier l’original. Cet acte portait le nom d’instrumentum. Les tabellions ont donc longtemps été considérés à tort comme les premiers notaires. S’ils rédigent effectivement des actes, ceux-ci ne possèdent aucune force exécutoire et ne sont publics que dans la mesure où ils sont prononcés sur la place publique, avec ou sans l’intervention des tabellions[1]. Ces derniers ne sont pas des officiers publics, mais de simples scribes. Par ailleurs, l’acte authentique n’existait pas à Rome, on ne faisait que différencier l’acte rédigé en privé de celui composé à la lumière de tous (public)[2].
Il faut attendre le Moyen-Âge pour que le notaire acquiert la qualité d’officier public qu’on lui connait aujourd’hui. Dès la fin du XIe siècle, une recrudescence du notariat s’opère par l’expansion des universités, comme celle de Bologne. Ces dernières découvrent le droit romain et ses textes législatifs tels que le Digeste. Dès lors, le droit romain imprègne toute l’Europe, les universités s’efforçant à le déployer. Le notariat moderne ou latin puise donc avant tout son origine dans le Moyen-Âge et l’essor des voies commerciales, dont l’épicentre se trouve en Italie du nord et centrale au XIIe siècle sous le Saint-Empire romain germanique[3]. En France déjà, l’attribution d’une autorité publique aux notaires est imaginée par Charlemagne dans ses capitulaires, sans toutefois être adoptée. Ces notaires avaient été nommés judices chartularii et étaient censés « rédiger des actes qui auraient eu le caractère, la force et les effets d’un jugement de dernier ressort » [4]. Mais ce n’est que sous Saint Louis que le notaire « moderne » émerge. En 1270, le roi élit 60 clercs qu’il nomme notaires et qu’il affecte au Châtelet (Paris) pour y rédiger des actes ayant autorité publique. Au XIVe siècle, Philippe le Bel étend l’autorité des notaires en les éployant dans toutes les localités et en leur permettant d’apposer leur seing aux fins d’authentification. Enfin, l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) établie par François Ier impose la rédaction des actes en langue vulgaire, soit en français[5].
Toutefois, c’est réellement avec la loi organique sur le notariat du 25 ventôse an XI (16 mars 1803), dite Loi de Ventôse, que Bonaparte concrétise le notariat telle qu’une institution véritable au sein de l’ordre juridique français. Napoléon, alors Premier consul, réforme le métier en assurant une pratique moderne usitée encore aujourd’hui. La loi vient s’insérer comme un ajournement de celle du 29 septembre 1791 qui prévoyait l’uniformisation du notariat[6]. La Loi de Ventôse incorpore notamment, un numerus clausus par département, une procédure réglementée de nomination avec la poursuite d’un stage et d’examens et la désignation à vie des notaires[7]. Selon Beaulne, ces derniers avaient pour devoir « de rédiger des actes authentiques dotés de la force d’un jugement de dernier ressort – caractère qualifiée aujourd’hui de force exécutoire de l’acte notarié – et d’empêcher ainsi les différends de naître entre les hommes de bonne foi »[8]. La Loi de Ventôse connait un tel rayonnement qu’elle servira de modèle pour les législations notariales modernes de presque tous les pays. Des traces de celle-ci se retrouvent peu ou prou dans la législation allemande, roumaine, sénégalaise, marocaine, colombienne, québécoise ou suisse[9].
Évolution du notariat en Suisse
Le notariat suisse a donc suivi les sinuosités du notariat européen et puise ses racines dans la redécouverte du droit romain. Ainsi, des notaires apparaissent dans le canton du Tessin dès l’an mille empruntant son fonctionnement à l’Italie du nord. Dès le XIIIe siècle, et à l’instar des clercs nommés notaires par Philippe IV de France, la Suisse se dote de notaires issus des autorités judiciaires ecclésiastiques (officialités). Puis, au XIVe siècle, et suivant les pas du reste de l’Europe, les notaires ne sont plus uniquement des membres du clergé, mais sont aussi des hommes ayant poursuivi une formation juridique.
Deux notariats majeurs se distinguent en Suisse dès le Moyen Âge tardif. Le premier, celui du notaire public indépendant se retrouve principalement dans les cantons romands[10]. Par exemple, à Genève, le notaire a longtemps été élu, comme dans toutes les villes du Saint-Empire romain germanique, par le pape, l’évêque, l’empereur ou les seigneurs. Cette désignation prend fin avec la survenance de la Réforme où l’élection du notaire est subordonnée à la volonté du Conseil ordinaire[11]. Des évolutions similaires peuvent être perçues dans les cantons du Jura et de Vaud[12]. Au contraire, le canton de Neuchâtel a fait évoluer son droit notarial par le truchement de sa coutume. Malgré son intégration au Saint-Empire romain germanique en 1034, le droit coutumier neuchâtelois est maintenu[13]. Le notariat valaisan est quant à lui resté entre les mains du clergé de Sion et de Saint-Maurice[14].
Le deuxième est le notariat administratif, diffusé dans la Suisse septentrionale et « exercé par une personne habilitée à dresser des actes authentiques, soit le secrétaire de ville […] La fonction s’est ensuite propagée vers l’est, jusqu’aux Grisons »[15].
Au début du XIXe siècle, les premières législations cantonales apparaissent. Ces dernières doivent faire face à l’instauration de l’Acte de Médiation en 1803. Jusqu’à la fin du joug napoléonien en 1813, l’Acte demeure en vigueur inchangé et n’est remplacé qu’ensuite par le Pacte fédéral de 1815[16]. Ainsi, l’héritage français en Suisse a touché de nombreuses institutions. À l’image du Code civil des Français, le droit notarial suisse est resté marqué par le passage français. Il est donc indéniable que la Loi de Ventôse (et a fortiori la loi du 29 septembre 1791) a eu une influence considérable sur le notariat helvétique et surtout romand. D’une part, cela est dû à l’application directe de la loi dans les cantons de Genève et du Jura (les deux faisant partie intégrante de la France sous Napoléon). D’autre part, parce que des réminiscences de la Loi de Ventôse peuvent se retrouver dans la majorité des législations cantonales en matière de notariat[17].
En 1874, la Confédération reçoit la compétence nécessaire pour légiférer sur l’entièreté du droit privé. Malgré une codification civile unie en 1912 (Code civil suisse de 1907), celle-ci ne prévoit pas l’assentiment pour l’autorité fédérale de légiférer sur les notaires – a contrario, le texte laisse les cantons organiser leur notariat[18]. En effet, l’art. 55 Tfin CC dispose que : « Les cantons déterminent pour leur territoire les modalités de la forme authentique ».
Aujourd’hui donc, trois formes distinctes de notariats existent en Suisse[19]: le notariat indépendant ou latin, où le notaire, malgré l’exécution d’une tâche étatique (officier public), exerce sa profession de manière libérale et indépendante, au même titre qu’un avocat (GE, JU, VD, VS, FR, NE, BE, AG, BS, UR, TI) ; le notariat administratif (notariat d’État) est celui consistant à élever le notaire au rang de fonctionnaire régi par le gouvernement et « constituant un corps autonome au sein de l’administration » (ZH, TG, AR)[20] ; le notariat mixte autorise les deux formes dessusdites. En fonction du canton, la personne ayant autorité pour instrumenter l’acte peut être un notaire breveté, un notaire d’État, un avocat, un conservateur du registre foncier ou encore un secrétaire communal (GR, LU, NW, SO, OW, BL, AI, SG, GL, ZG, SH, SZ)[21].
Conclusion
In fine, s’intéresser à l’histoire du droit notarial suisse requiert de plonger d’abord dans sa source romaine avant de percer ses origines dans les législations du Royaume de France et du Saint-Empire romain germanique. Ainsi, le notariat helvétique se distingue tant par sa multitude de formes que par ses différentes applications. Bien qu’un droit notarial fédéral uniformisé soit enviable, la tâche semble ardue dans un État fédéral[22].
Alessio TRILLES
[1] Jeandin, p. 1.
[2] Laurent-Bonne, p. 68.
[3] Mooser, N 16 ss.
[4] Beaulne, p. 366.
[5] Moreau, p. 31.
[6] Carlen, p. 19 s.
[7] Moreau, p. 229 ss.
[8] Beaulne, p. 366.
[9] Ibid, p. 368 ss.
[10] Tremp, N 1.
[11] Roth-Lochner/Fontanet, p. 426 s.
[12] Piotet, p. 489 ss.
[13] Graber, p. 42 ss.
[14] Piotet, p. 492.
[15] Tremp, N 1.
[16] Andrey/Tornare, p. 16 s.
[17] Piotet, p. 494.
[18] Carlen, p. 35.
[19] Jeandin, p. 8.
[20] Piotet, p. 486.
[21] SPR, p. 1 ss.
[22] Jeandin, p. 8.
Bibliographie :
Andrey Georges/Tornare Alain-Jacques, 19 février 1803 : l’Acte de Médiation recrée la Suisse, Lausanne (Presses polytechniques et universitaires romandes) 2021.
Beaulne Jacques, Destin d’une loi : la vitalité du notariat dans le monde, in Destin d’une loi, Loi du 25 Ventôse An XI, Statut du notariat, Clermont-Ferrand (G. De Bussac par le Conseil Supérieur du Notariat et Institut International d’Histoire) 2003, p. 365 ss.
Carlen Louis, Notariatsrecht der Schweiz, Zurich (Schulthess Polygraphischer Verlag) 1976.
Graber Jean-Pierre, Histoire du notariat dans le canton de Neuchâtel : Ses origines, son évolution, son organisation, thèse Zurich, 1957.
Laurent-Bonne Nicolas, Pour une histoire prospective du notariat français, in L’avenir du notariat, sous la direction de Mustapha Mekki, Paris (LexisNexis) 2016, p. 67 ss.
Jeandin Etienne, La profession de notaire, 2e éd., Zurich (Schulthess) 2023.
Mooser Michel, Le droit notarial en Suisse, 2e éd., Berne (Stämpfli) 2014.
Moreau Alain, Les métamorphoses du scribe : histoire du notariat français, Paris (Socapress) 1989.
Piotet Denis, Influences de la Loi de Ventôse sur les notariats helvétiques ?, in Destin d’une loi, Loi du 25 Ventôse An XI, Statut du notariat, Clermont-Ferrand (G. De Bussac par le Conseil Supérieur du Notariat et Institut International d’Histoire) 2003, p. 485 ss.
Roth-Lochner Barbara/Fontanet Robert-Pascal, Histoire du notariat genevois : Un bref survol, in Revue Suisse de Jurisprudence (RSJ/SJZ), n° 88, Zurich (Schulthess Polygraphischer Verlag) 1992, p. 426 ss.
Surveillance des prix, Tarifs cantonaux des notaires : Comparaison des émoluments pour l’instrumentation de différents actes, inDépartement fédéral de l’économie (DFE) 2007, [file:///Users/mousti/Downloads/tarifs_cantonauxdenotaires.pdf] (07.04.2024) (cité : SPR).
Tremp Kathrin Utz, Notariat, in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS/HLS) 2023, [https://hls-dhs-dss.ch/de/articles/009640/2023-08-08/] (07.04.2024).
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