Le mot “intelligence artificielle“ souvent abrégé IA est probablement l’oxymore le plus connu de notre société. Ce mot a pour essence de combiner l’intellect propre aux êtres humains et l’artificiel propre à la digitalisation. Les avancées de celle-ci sont considérables et impactent diverses situations juridiques dont celles des travailleurs.
D’un point de vue purement théorique, l’objectif final de l’intelligence artificielle serait de créer la simulation complète du processus cognitif humain. C’est l’exemple que nous donnent souvent des films de sciences fictions, par l’intermédiaire de robots et d’un monde hyper digitalisé.
D’un point de vue plus rationnel et pratique, l’IA est présente et se trouve dans les éléments les plus banals de nos quotidiens, notamment dans nos foyers et sur nos téléphones portables. Nous l’utilisons inconsciemment plusieurs fois par jour par l’intermédiaire d’applications comme Google Maps ou Siri. Plus particulièrement dans le monde du droit où, nous, juristes, avons tendance à utiliser des traducteurs pour pouvoir comprendre un arrêt topique en allemand ou utiliser des raccourcis afin de pouvoir lire la doctrine de façon plus rapide et efficace.
Pour pouvoir créer ces dispositifs très variés d’intelligence artificielle, cela nécessite énormément de travail humain. Ainsi, il existe des cerveaux et des mains qui y travaillent en amont. Il en découle un véritable “travail à la chaîne ».
En première ligne, se situent les personnes permettant à une idée de trouver un support et de rendre à cet artificiel son côté intelligent. Des ingénieurs, informaticiens et programmeurs créent, par la mise en place d’un nombre incalculable de données, des algorithmes permettant à l’IA de naître et de remplir ses premières fonctions. Nous avons tendance à penser que le travail stricto sensu sur le développement de l’algorithme s’arrête à cette étape de création et d’adaptation des données. Néanmoins, il existe une face cachée sur la question du maintien et de « l’entraînement » de ces algorithmes. Il s’agit de la question du digital labor.
Le digital labor peut être défini de la manière suivante : « [un] travail éminemment cognitif qui se manifeste à travers une activité informelle, capturée et appropriée dans un contexte marchand en s’appuyant sur des tâches médiatisées par des dispositifs numériques ». Les enjeux et la signification de cette définition seront abordés ci-dessous.
Commençons par les “travailleurs du clic“, il s’agit de micro-travailleurs recrutés par des plateformes spécialisées qui leur fournissent une tâche pouvant durer quelques secondes. Parmi celles-ci, nous pouvons citer le fait d’enregistrer une voix, de légender une photo, de partager un post ou encore de cliquer sur un lien internet. Beaucoup de ces tâches servent à améliorer les systèmes d’intelligence artificielle. En effet, un nombre très important de données doivent être créées par les humains pour que l’IA puisse fonctionner de façon efficace et durer dans le temps.
La situation de ces travailleurs est particulièrement instable et ceci à bien des égards. Comme expliqué ci-dessus, le recrutement se fait par le biais de plateformes spécialisées dans le micro-travail, dont les recruteurs sont majoritairement méconnus. Cette relation particulière est régie par des contrats de formes variées : « un simple “accord de participation”, voire la seule adhésion aux conditions générales d’utilisation de la plate-forme peuvent faire office de contrat ». Rares sont les travailleurs pouvant s’appuyer sur un réel contrat de travail. Il en découle ainsi un manque total de sécurité sociale et juridique.
A l’instar des livreurs/chauffeurs Uber, ils sont payés à la tâche. Les micro-travailleurs font également face à une concurrence féroce. En effet, certaines tâches ne sont disponibles que pour un laps de temps limité, ce qui nécessite une certaine disponibilité et réactivité envers les autres travailleurs. Les “travailleurs du clic“ ont très peu de retour sur les missions effectuées, ne comprennent parfois pas le but de celles-ci et ne peuvent s’adresser, voire se plaindre, à leur supérieur hiérarchique.
Au bout de la chaîne, il y a nous: simples utilisateurs, probablement inconscients de notre “travail“ et des apports que nous amenons à l’entraînement des algorithmes. L’exemple le plus parlant est celui du reCAPTCHAs mis en place par Google. Il s’agit du dispositif obligeant l’internaute à remplacer des mots ou mettre une forme géométrique dans le bon sens afin de pouvoir avoir accès à une page internet particulière. En réalisant ce simple “jeu“, l’utilisateur va permettre à l’IA d’apprendre à calibrer un algorithme et de numériser un texte, ce qui est notamment utile pour la plateforme Google Books. Par conséquent, nous fournissons probablement le même travail que les micro-travailleurs, mais de manière gratuite et en toute inconscience.
Cette réflexion en est une parmi tant d’autres. L’intelligence artificielle est devenue un acteur majeur de la société dans laquelle nous vivons. Néanmoins, le droit semble être en retard sur celle-ci. Il existe peu de normes, de conventions, de traités permettant de limiter les contours et de cadrer quelque peu les avancées de l’IA. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que l’évolution de l’IA est extrêmement rapide, bien plus que le temps et la réflexion que nécessite un processus législatif. De plus, l’intelligence artificielle touche un nombre incalculable de sujets et de domaines sociétaux, d’où la nécessité d’adopter un cadre juridique général et abstrait. A l’instar des questions environnementales, aussi très actuelles, ces discussions législatives et juridiques seront vraisemblablement abordées sur la scène internationale. Il est donc particulièrement difficile de réguler les impacts de l’IA sur le plan national, car cet instrument qui dépasse les frontières, semble être particulièrement difficile à matérialiser.
Il appartient désormais au droit de se mettre à jour avec cet instrument qui ne semble pas si intelligent, car limité à certaines tâches déterminées ; ni si artificiel, car mis en place par des millions d’êtres humains.
Antoine DOBRYNSKI
BIBLIOGRAPHIE
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TUBARO Paola, CASILLI Antonio, Micro-work, artificial intelligence and the automative industry, 2019.
[https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/05/24/jobs-du-clic-qui-sont-ces-micro-travailleurs-invisibles_5466803_4408996.html] (12.12.2020)
[https://www.letemps.ch/societe/digital-labor-profitent-nos-clics] (12.12.2020)