L’universalité des droits de l’homme à la loupe

L’universalité des droits de l’homme à la loupe

A l’occasion du 70ème anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948, le Président français Emmanuel Macron a rappelé que les droits humains ne sont ni un phénomène culturel, des valeurs ou des options révocables, mais « un corpus juridique consacré par des traités internationaux auquel les membres de cette assemblée ont librement consenti » [1]Le caractère universel des droits humains ne serait pas contraire à la souveraineté des peuples mais la seule condition possible de la préservation et de l’exercice de leurs droits. 

Pourtant, une tendance inquiétante remettant en cause le consensus sur l’universalité des droits de l’homme émerge aux quatre coins du globe. Emmanuel Macron souligne que nous vivons « une crise profonde de l’ordre international libéral westphalien que nous avons connu »[2]. Un relativisme culturel, historique et religieux remettrait en question les fondations mêmes de l’universalité des droits de l’homme. Deux logiques entrent alors en compétition : celle de l’émancipation par l’universalité des droits humains et celle de l’intégration dans le milieu d’appartenance – religieux, familial, ethnique. Les droits de l’homme sont-ils universels ou s’agit-il d’un concept exclusivement occidental ? 

Si la prétention des droits de l’homme à l’universalité semble souvent aller de soi et si ceux qui la contestent sont souvent suspectés d’intentions douteuses, il est nécessaire d’engager une réflexion sur la question. Cet article examinera ainsi les différentes approches de l’universalité des droits. 



LA LOGIQUE D’ÉMANCIPATION : L’UNIVERSALISME UNILATERAL 

Le principe de l’universalité des droits de l’homme est la pierre angulaire du droit international des droits de l’homme. L’idée des droits humains renvoie au fait que chaque individu dispose de revendications légitimes envers sa société à certains droits et bénéfices. Ces droits sont spécifiés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme[3] (DUDH) et dans un nombre grandissant d’instruments internationaux. Ainsi, tous les êtres humains jouissent des mêmes droits fondamentaux du seul fait de leur humanité, où qu’ils vivent et quels qu’ils soient, indépendamment de leur statut ou de toute caractéristique particulière. 

L’universalisme unilatéral estime que les droits humains dérivent d’une foi commune en l’humanité. En conséquence, les considérations d’ordre culturel transcenderaient toute différence possible. La culture serait alors non pertinente à la validité des règles morales, qui seraient, elles, universellement valides. Les droits de l’homme, tels que définis après la Seconde Guerre mondiale, sont basés sur le postulat qu’ils sont des normes globalement acceptées. Le premier paragraphe que la Déclaration et Programme d’Action de Vienne de 1993[4] va jusqu’à affirmer que « le caractère universel de ces droits et libertés est incontestable ».

La conception universaliste place la base de cette universalité dans l’idée que les droits de l’homme trouvent racine dans chaque culture et sont le produit de négociations parmi des nations aux contextes civilisationnels divers. Les droits de l’homme trouveraient leur source dans la nature humaine et seraient les prérogatives de tout individu qui peut en faire appel lorsque nécessaire. L’universalisme des droits est donc révélé par leur propension à exister, au moins juridiquement, comme droits indépendamment de toutes considérations liées à l’état des personnes, qu’ils soit « naturel » (sexe, âge, handicap), « culturel » (provenance), social (richesse ou pauvreté), ou encore juridique. L’ambition se situe donc dans une appropriation par tous les peuples qui permet une revendication quasi-universelle des droits fondamentaux. Cette conception reprend celle du droit naturel, dont le but était justement de dépasser les singularités et particularités des droits positifs afin de fonder à leur base des principes universels. 

Le système des droits humains n’est en outre pas basé sur une idéologie particulière mais sur le compromis et la négociation. C’était d’ailleurs un délégué d’Egypte qui a proposé le caractère universel des droits fondamentaux[5] lors de la conception de la DUDH. La philosophie contemporaine sur l’universalisme des droits tend à la fois à dégager ce qui est commun et ce qui ne l’est pas : ce qui ne l’est pas doit être envisagé en harmonisation avec ce qui l’est. S’il n’existe pas de morale donnée a priori, Axel Honneth rappelle qu’il existe une faculté universelle d’indignation. C’est par l’indignation que l’homme se reconnaît et reconnaît à l’autre une dignité et peut élaborer un système de protection des droits[6].

En revanche, les évolutions dans l’analyse des droits de l’homme suggèrent qu’il existerait des conceptualisations alternatives dépassant celle reflétée par la Déclaration universelle.


LA LOGIQUE D’INTÉGRATION : LE RELATIVISME CULTUREL 

Au-delà de la question générale de si quoi que ce soit dans notre monde multiculturel est réellement universel, la question des droits de l’homme est débattue. Les droits de l’homme seraient, pour certains, un concept occidental, ignorant les diverses réalités d’autres parties du monde. Des voix s’élèvent contre un modèle intellectuel et moral jugé trop « occidentalisé ». Bien que les droits soient considérés valides universellement, ils proviennent de l’Occident, reflètent les intérêts occidentaux et sont ainsi une arme d’hégémonie culturelle assimilée par les relativistes à une forme d’impérialisme. Si les droits de l’homme émanent de la pensée occidentale, ils ne seraient ainsi pas partagés par d’autres cultures qui ne correspondraient pas aux valeurs des sociétés occidentales. En 1961, Claude Lévi-Strauss soulignait déjà cette problématique : « Les grandes déclarations des droits de l’homme ont cette force et cette faiblesse d’énoncer un idéal trop souvent oublieux du fait que l’homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles »[7].

Le relativisme culturel juge alors que la culture est l’unique source de validité d’un droit moral. Il est indéniable que l’impact de la culture dans la formation des individus est systématique et entraîne l’apparition de structures sociales distinctes dans différentes cultures. Il existe ainsi d’importantes différences structurelles au-delà de la simple « nature humaine ». On présume que les droits et autres pratiques sociales, valeurs et règles morales, sont déterminés par des facteurs culturels[8]. Selon cette approche, les droits de l’homme seraient le produit de la civilisation et non de la nature, et ainsi susceptibles de transformation[9]. En conséquence, le relativisme culturel accepterait quelques droits basiques avec une application universelle mais autoriserait une large liberté de variation pour la plupart des droits. 

Les revendications de l’exceptionnalisme, enracinées dans des arguments religieux ou des arguments culturels deviennent ainsi de plus en plus fréquentes. Le relativisme repose sur les notions d’autonomie morale et d’auto-détermination. De ce fait, les normes internationales sont présentées comme n’étant dotées d’aucune autorité normative face aux diverses traditions culturelles[10]

Une critique majeure est celle sur la primauté de l’individu, considérée comme une valeur exclusivement occidentale. D’autres sociétés, en particulier en Afrique ou en Asie, accordent une plus grande valeur au groupe et à la communauté. Par exemple, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[11] tente une intégration des concepts de communauté et des devoirs envers la famille, la société et l’Etat. De la même manière, la plupart des Etats asiatiques associent le régime actuel des droits de l’homme à un mode de vie individualiste qui s’est fait au détriment d’une société harmonieuse[12]. La Charte arabe des droits de l’homme du 15 septembre 1994 relève de la même démarche : son préambule affirme son attachement aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, mais également à la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam, et surtout ce texte insiste sur « les principes éternels définis par le droit musulman et par les autres religions divines ».


DISCUSSION[13]

La question de l’universalisme ou du relativisme des droits de l’homme demeure sans doute l’une des plus controversées de la théorie des droits. Nous avons vu précédemment que le régime actuel des droits humains n’incarnerait pas de consensus inter-civilisationnel. L’approche internationale telle que développée au cours des dernières décennies ne serait pas suffisante pour appréhender la pluralité des cultures nationales. 

La culture est, il est vrai, un élément essentiel pour comprendre la manière dont un système social fonctionne, puisqu’elle influence les normes et valeurs d’une société donnée. Au regard de la perte d’influence de la Déclaration universelle, il nous paraît nécessaire d’établir un dialogue interculturel afin de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux ainsi que la diversité historique et culturelle. Les conventions et mécanismes des droits de l’homme n’ont en effet de sens que s’ils valent pour l’ensemble de la planète et qu’aucune autorité ne peut se prétendre à l’abri de leurs exigences.

Cependant, universalité ne signifie pas uniformité. L’universalité des droits de l’homme ne signifie pas négliger les richesses des nations et les manifestations des sensibilités de l’homme. L’existence de conventions européenne, africaine, américaine ou asiatique montre clairement le développement de systèmes régionaux qui tiennent en compte la sensibilité des cultures, adaptant les valeurs universelles aux mentalités des peuples appelés à les respecter. L’universalité des droits de l’homme laisse ainsi la place à la diversité.

En outre, le fait de confiner l’individu dans une communauté constitue un nouveau facteur de division qui ne peut que favoriser la diffusion de stéréotypes liberticides. Le droit à la différence ne peut être utilisé pour justifier des atteintes à la dignité et à la liberté. Certes, toute culture est différente et a des valeurs qui lui sont propres. Mais, au nom de la diversité culturelle, peut-on tout tolérer ? Doit-on accepter tous les comportements dès lors qu’ils sont soutenus par des explications culturelles ? Dans certaines cultures, certains comportements contraires à nos convictions morales sont admis : nous pensons à l’excision ou l’infanticide par exemple. La morale est-elle strictement limitée à une certaine culture ? Afin de concilier le respect des différentes identités avec le maintien de la cohésion sociale et éviter la ségrégation de certains groupes, il est indispensable de considérer les droits humains comme un socle commun pour tous. 

Enfin, à un moment où le dialogue interculturel occupe une place importante dans nos sociétés, il est essentiel de mettre en valeur les éléments communs sur lesquels ces dernières reposent. Les droits de l’homme en font partie. La conviction que chaque individu dispose des mêmes droits, qu’il réside en Asie, en Europe ou en Afrique, vise à prévenir que des traditions culturelles ou religieuses ne servent à justifier le non-respect de certains droits. Comme l’a indiqué le professeur Emmanuel Decaux[14] dans son allocution au Forum de Nantes (28 juin-1er juillet 2010), « face aux risques de repli sur les identités et de relativisme culturel, comment ne pas reconnaître que seuls les droits de l’homme sont à même de nous permettre de vivre ensemble aussi bien au niveau local qu’à l’échelle mondiale ? ».

Nous sommes intimement persuadés que chaque société s’accorde autour d’un même besoin de justice et de dignité. L’universalité des droits de l’homme renvoie à une destination commune : l’humanité. Ne parle-t-on pas de l’homme au singulier, comme un être générique ? Les droits humains ne sont pas le don d’un gouvernement ou le produit d’ouvrages juridiques poussiéreux, mais bel et bien dérivés d’une essence humaine qui transcende toute identité particulière. Les droits de l’homme sont d’abord l’avènement des sociétés humaines, unes et diverses à la fois.

Julia ACCARDO


[1] Discours du Président de la République à la 73ème Assemblée Générale des Nations Unies, 25 septembre 2018, New York.

[2] Ibid.

[3] Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies, 10 décembre 1948, 217 A(III).

[4] Déclaration et Programme d’Action de Vienne, Adoptés par la Conférence mondiale sur les droits de l’homme, 25 juin 1993, Vienne.

[5] Soken-Huberty, E. Why Human Rights Are Universal, Human Rights Careers.

[6] Honneth, A. (2005). La Société du Mépris. La Découverte.

[7] Lévi-Strauss, C. (1961). Race et histoire. Paris : Ed. Gonthier, p. 23.

[8] Donnelly, J. (2007). The Relative Universality of Human Rights. Human Rights Quaterly 29(2):294.

[9] Bobbio, Norberto. (1996). The Age of Rights, Cambridge: Polity Press.

[10] Donnelly, J. (2007). The Relative Universality of Human Rights. Human Rights Quaterly 29(2):294.

[11] Organisation de l’Unité Africaine (OUA). Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, 26 Juin 2981.

[12] Zakaria, Fareed. (1994). Culture is Destiny: A Conversation with Lee Kuan Yew, Foreign Affairs 73:111.

[13] Il ne s’agit que de l’opinion de l’auteur.

[14] Président du secrétariat international permanent du Forum mondial des droits de l’homme.


BIBLIOGRAPHIE

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https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/UDHR500Translations.aspx (image d’illustration)



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