Œuvres d’art et recel, quid juris ?

Œuvres d’art et recel, quid juris ?

L’infraction de recel revêt un caractère particulièrement préjudiciable dans le domaine de l’art. Le receleur renforce ainsi une situation illégale déjà difficile à contenir sur ce marché à risque. En effet, le trafic d’œuvres d’art se place en troisième position mondiale, après ceux de la drogue et des armes. Ces biens sont très prisés par les organisations criminelles car ils ont une valeur importante, sont fortement mobiles et facilement échangeables. Il s’ensuit que la protection du patrimoine culturel est désormais une tâche primordiale de la Confédération.  



Les biens culturels sont des biens particuliers. Ils sont les sources de l’identité individuelle et collective, les témoins uniques et irremplaçables de la Culture et de l’Histoire. Ils façonnent l’image que l’individu et la société se font d’eux-mêmes et favorisent la cohésion sociale. 

Conseil fédéral suisse, Message du 21 novembre 2001. 

Le vacuum juridique qui régnait en Suisse à propos des biens culturels, favorisant la prolifération du trafic de ceux-ci, a alors été comblé par une législation spécifique ainsi que par une jurisprudence protectrice et collaborative. 

Deux volets législatifs répriment désormais le recel d’œuvres d’art, à savoir l’infraction topique de l’article 160 CP, puis les dispositions spécifiques au monde de l’art des articles 24 et 25 de la loi fédérale du 20 juin 2003 sur le transfert international des biens culturels (Loi sur le transfert des biens culturels, LTBC – RS 444.1). Pourtant, plusieurs différences apparaissent entre ces deux flancs d’une même montagne.


DISPOSITION TOPIQUE (CP)

Fait acte de recel selon l’art. 160 CP quiconque acquiert, dissimule ou aide à négocier une chose tout en sachant ou acceptant l’éventualité qu’une autre personne l’ait obtenue en commettant une infraction préalable. 

L’acquisition d’une œuvre volée est certes l’éventualité la plus classique de recel, mais n’est de loin pas la seule. Comme illustration, le Tribunal fédéral[1] a reconnu qu’un collectionneur d’art zurichois a bien fait acte de recel par dissimulation de deux tableaux volés, respectivement des peintres CHAGALL et ROUAULT, en les cachant de la police par diverses tromperies et machinations afin d’éviter que l’autorité les confisque. Le collectionneur se présentait de manière trompeuse comme un simple intermédiaire lors de la restitution des biens en question, alors qu’il détenait en réalité déjà les biens. Se sachant observé par la police, il a voulu déplacer les tableaux de son sous-sol au bureau de son avocat. Il a donc caché dans la voiture de sa compagne les œuvres d’art dont il niait avoir la possession. Il a supposé que la police ne lui associerait pas cette voiture car celle-ci arborait des plaques d’immatriculation du canton de Bâle. Il a ainsi réussi à quitter le parking souterrain sans entrave. Cette dissimulation digne d’un feuilleton télévisé a été considérée comme un acte constitutif de recel, tant passivement (nier posséder les œuvres) qu’activement (déplacer les œuvres). 

Il a été établi par la jurisprudence[2] que le recel est exclu lorsque la propriété de la chose a été acquise de bonne foi au sens des art. 714 al. 2 et 933 CC. Désormais sienne, l’acquéreur protégé par sa bonne foi dispose ainsi librement de l’œuvre. Cependant, le dol éventuel suffit à l’exclure et un doute sur la provenance du bien écarte de facto la bonne foi de l’acquéreur. En effet, le marché des biens culturels est considéré comme fortement risqué, entraînant un devoir de vigilance particulier, sans quoi la bonne foi n’est pas retenue.

En outre, un arrêt du Tribunal fédéral[3] admet que ne se rend pas coupable de recel celui qui récupère des tableaux volés pour les restituer à l’ayant-droit destitué de ses biens, même si le lésé doit payer pour récupérer les œuvres et que l’auteur du vol n’est pas identifié. Le Tribunal fédéral admet qu’il est certes regrettable que le propriétaire ne récupère pas gratuitement l’objet qui lui a été volé, mais en fin de compte, il appartient à l’ayant droit de décider de se livrer à un tel commerce afin d’éviter la perte totale des œuvres volées. Il doit donc assumer le coût de cette transaction. 

Notamment du fait de leur valeur, leur volume et leur poids, les œuvres d’art sont des biens fortement prisés à des fins de blanchiment d’argent au sens de l’art. 305bis CP. Ces biens ne sont plus seulement évalués et achetés en tant que supports de valeurs esthétiques et idéalistes, mais sont désormais souvent acquis en tant qu’objets d’investissement financier et à des fins de blanchiment de capitaux. Le blanchiment d’argent et le recel forment souvent une paire, les deux dispositions écoulant le produit d’un crime préalable. Nonobstant cette similitude, ces infractions protègent des intérêts juridiques différents, respectivement l’administration de la justice et le patrimoine[4] et entrant ainsi en concours parfait.

Notons que seul le bien devant être restitué est susceptible d’être recelé. En conséquence, l’acquisition d’argent provenant de la vente d’une œuvre volée n’est pas un cas de recel au sens du droit pénal.


DISPOSITIONS SPÉCIFIQUES (LTBC)

La Suisse a pendant longtemps été considérée comme une plaque tournante du commerce international de biens culturels volés[5], notamment en raison des ports-francs de Genève. En réaction à cette réputation de haut-lieu du trafic, est entrée en vigueur le 1er juin 2005 la loi sur le transfert des biens culturels (LTBC). Par cette dernière, la Confédération entend contribuer à protéger le patrimoine culturel de l’humanité et prévenir le vol, le pillage ainsi que l’exportation et l’importation illicites des biens culturels. Ladite loi consacre deux infractions pénales spéciales réservées au domaine de l’art, à savoir les art. 24 et 25 LTBC. 

L’art. 24 al. 1 lit. a LTBC réprime le transfert intentionnel de biens culturels volés ou dont le propriétaire en est dessaisi sans sa volonté. Cette disposition se rapproche fortement du recel au sens de l’art. 160 CP. En effet, les comportements de vente, de distribution ou encore d’acquisition réprimés par l’art. 24 al. 1 lit. a LTBC équivalent aux éléments objectifs du recel. 

Quant à l’art. 25 LTBC, il proscrit la violation du devoir de diligence introduit à l’art. 16 LTBC. La LTBC instaure des obligations de diligence particulières au cédant de l’œuvre, consistant principalement à s’assurer que le bien culturel n’est ni volé, ni enlevé à son propriétaire sans sa volonté, ni importé de façon illicite. Le devoir de diligence de l’art. 16 LTBC dispose d’un second volet, visant les commerçants d’art et les personnes pratiquant la vente aux enchères. En sus d’établir l’identité du vendeur et du fournisseur de l’œuvre, ils doivent exiger de sa part une déclaration indiquant qu’il possède le droit de disposer de l’œuvre. De surcroît, le respect ou la violation du devoir de diligence consacré à l’art. 16 al. 2 LTBC sert également d’indice quant à la réalisation de l’élément constitutif subjectif du recel au regard du droit pénal. Partant, si un marchand ne tient pas un registre comme le prescrit ladite disposition, il est dès lors possible de conclure qu’il a intentionnellement fait acte de recel au sens du CP, vendant une œuvre d’art qu’il sait d’origine illicite.

Cependant, ces dispositions spéciales posent toutes deux le principe de la subsidiarité, soit l’application de l’infraction présentant la peine la plus sévère. Il existe donc un concours imparfait entre lesdites dispositions et l’art. 160 CP. Comme illustration, une personne vendant une œuvre d’art qu’elle sait volée tombera sous le coup de l’infraction topique de l’art. 160 CP et non de l’infraction spécifique de l’art. 24 LTBC, sa peine étant fortement inférieure.

Néanmoins, l’art. 24 al. 2 LTBC est d’application plus large que l’art. 160 CP, englobant également la négligence. Une simple imprudence ou un manquement de vigilance en matière de commerce d’œuvres d’art est alors apte à déclencher une sanction pénale à teneur de la LTBC, ce qui ne serait pas le cas par le biais du CP.


CONCLUSION

La double couverture législative du recel d’œuvres d’art est en réalité plus complémentaire que subsidiaire. En effet, à l’instar d’admettre la négligence et de servir d’indice à la réalisation des éléments constitutifs de l’infraction principale de recel, les dispositions de la LTBC instituent un objectif de prévention, notamment par le respect du devoir de diligence spécifique qu’ont les professions du domaine de l’art ou la tenue d’un registre. En outre, bien que l’art. 160 CP n’ait qu’un rôle répressif dans le commerce illicite d’œuvres d’art, l’infraction topique possède une peine-menace plus importante ainsi que l’aggravante du métier. 

De surcroît, la scène internationale jouit également de nombreux instruments de coopération pénale en matière d’œuvres d’art, dont la Convention de l’UNESCO du 14 novembre 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels[6]. Le 25 janvier de cette année, est entrée en vigueur en Suisse la Convention de l’UNESCO du 2 novembre 2001 sur la protection du patrimoine culturel subaquatique[7], afin de lutter contre l’augmentation des pillages, la destruction et l’exploitation commerciale de biens culturels immergés.

En somme, les œuvres d’art – patrimoine de l’humanité – commencent seulement à disposer d’un attirail juridique à la hauteur de leur importance.

Lucile CUCCODORO


[1] ATF 117 IV 441, JdT 1994 IV 37.

[2] ATF 105 IV 303, consid. 3.b, JdT 1981 IV 77.

[3] ATF 117 IV 445, consid. 1.b, JdT 1994 IV 3. 

[4] ATF 127 IV 79, consid. 2.e, JdT 2006 IV 255.

[5] FF 2002 p. 515.

[6] RS 0.444.1.

[7] RS 0.444.2.


BIBLIOGRAPHIE 

  • Doctrine

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  • Sources officielles 

Message du Conseil fédéral relatif à la Convention de l’Unesco de 1970 et à la loi fédérale sur le transfert international des biens culturels (LTBC), 21 novembre 2001, FF 2002 p. 505 ss.

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