Peut-on mémoriser le Grand Bleu ?

Peut-on mémoriser le Grand Bleu ?

C’est une question que se pose tout étudiant en droit lors de sa première année. En effet, cet ouvrage de droit constitutionnel cumule en ses deux volumes plus de 1567 pages. L’étudiant va devoir les absorber en deux ans, en plus de nombreux autres manuels. Face à une telle charge de travail,  quelles sont les méthodes d’apprentissage les plus efficaces ? 



L’ÉTUDE DE DUNLOSKY

Nous allons répondre à cette question à l’aide d’une étude du Professeur John Dunlosky[1]. Ce dernier introduit sa recherche par le constat suivant : un nombre important d’étudiant.e.s sont délaissé.e.s par le système éducatif. Pour remédier à ce problème, du moins en partie, il propose d’offrir aux élèves ainsi qu’aux professeur.e.s une comparaison et une évaluation de dix différentes méthodes d’apprentissages.

Nous verrons que les méthodes traditionnelles, à savoir résumer, surligner et relire, ne sont de loin pas les plus efficaces pour retenir des informations à long terme. Nous introduirons ensuite les méthodes d’« active recall » (réminiscence active) et de « space repetition » (répétition espacée), jugées plus efficaces pour la mémorisation. 


RÉSUMER

Contre toute attente, cette méthode pourtant très prisée ne présente qu’une très faible utilité pour la mémorisation[2]. Les chercheur.s.e.s soulignent que l’efficacité de celle-ci dépend très largement de la capacité de l’étudiant.e à identifier les éléments véritablement importants d’un texte. 

Dans la plupart des cas, une telle capacité s’acquiert à travers une formation spécifique en la matière. A défaut d’une telle formation, cette technique s’avère plutôt chronophage et sans réelle utilité. En outre, il n’a pas été démontré clairement que celle-ci permette un niveau plus élevé de compréhension et/ou de mémorisation de la matière que d’autres méthodes.

Toutefois, puisqu’une grande partie des examens de droit ne se fait pas sur la base de l’appris par cœur mais celle de l’« open book », le fait de résumer peut s’avérer utile dans certains cas. Le but visé sera plus l’organisation que la mémorisation des informations à disposition. Il faudra tenter d’être le plus concis possible.

Les résumés pourraient par exemple être utiles pour répertorier la jurisprudence. Il suffirait d’établir de petites fiches avec un résumé des faits en une phrase, la thématique du cours correspondant à l’arrêt en question ainsi que certains mots/articles-clés. Cela permettrait de retrouver facilement l’arrêt recherché lors de l’examen. 


SURLIGNER ET SOULIGNER 

L’étude est formelle : surligner ou souligner ne présente qu’une très faible utilité pour la mémorisation[3]. Le problème de cette technique est que les étudiant.e.s discernent difficilement les éléments essentiels des éléments non-essentiels. L’étude relève même que pour des tâches complexes, nécessitant un travail d’inférence, ces méthodes peuvent s’avérer contre-productives. 

Pour des étudiant.e.s en droit, il est toutefois important de pouvoir retrouver les informations dans leurs ouvrages durant les examens. Dès lors, surligner peut être utile – mais ne servira qu’à retrouver l’information, pas à la retenir. Dans ce contexte, l’utilisation d’un code couleur et de mots-clés en marge peut s’avérer utile. Il convient de surligner avec parcimonie pour s’assurer de retrouver facilement l’information.  


RELIRE 

Pour la relecture, l’étude aboutit à la même conclusion que pour les méthodes précédentes : elle est peu utile pour retenir des informations[4]. Une étude[5] de Jeffrey D.KARPICKE confirme que la relecture passive ne produit que peu ou pas de bénéfices pour la mémorisation, en ajoutant que cette technique est pourtant une des plus prisée par les étudiant.e.s.

A nouveau, il ne faudrait pas abandonner entièrement l’idée de relire ses cours. Simplement, la relecture comme unique méthode de révision ne permet pas de retenir efficacement la matière étudiée. Pour parvenir à ce but, il est bien plus efficace de faire usage de l’« active recall » (Réminiscence active). 


“ACTIVE RECALL / PRACTICE TESTING ” (Réminiscence active / auto-évaluation)

Cette méthode est jugée la plus efficace pour la mémorisation, surtout lorsqu’elle est combinée avec celle du « space repetition » , que nous verrons plus bas. 

Plus de 100 ans d’études le confirme : le « practice testing» favorise fortement la mémorisation à long-terme[6]. La méthode du « practice testing » consiste à s’évaluer soi-même à la suite d’un cours ou de la lecture d’un texte. 

Cette technique est une forme d’ « active recall », c’est-à-dire une méthode qui consiste à rechercher activement des informations enregistrées par notre cerveau. Cela a pour effet de renforcer fortement les connexions neuronales et donc la mémoire à long terme.

Une forme d’« active recall » serait par exemple de lire un chapitre d’un livre sans prendre de notes, de fermer le livre et d’essayer de se souvenir du maximum d’éléments possibles (en l’écrivant par exemple) . 

Il est aussi possible de pratiquer cette technique avec des flashcards[7] ou par la résolution de cas pratiques sans avoir le cours sous les yeux. 

Finalement, établir des questions relatives à la matière vue en cours puis tenter d’y répondre sans consulter les ouvrages ou les notes est également une forme de « practice testing ». 


COMMENT L’APPLIQUER EN PRATIQUE ? 

Tout ce qui s’approche de près ou de loin à une recherche active d’informations dans notre cerveau est une bonne méthode. Ali Abdaal, ancien étudiant en médecine à Cambridge, a partagé trois recommandations personnelles au sujet de l’« active recall » dans une vidéo[8] de sa chaîne YouTube. 

Il recommande en premier lieu l’utilisation d’une application nommée ANKI. Celle-ci fonctionne avec des flashcards. En fonction du degré de difficulté que l’on leur attribue sur l’application, cette dernière va déterminer une fréquence à laquelle elle nous fera réviser telle ou telle notion. 

En second lieu, il recommande de lire le chapitre d’un livre sans prise de notes simultanée. C’est seulement après la fermeture du livre que l’on se met à noter, en essayant de se souvenir de la plus grande quantité possible d’informations. La prise de notes peut se faire sous forme de  « spider diagrams » [9] , de cartes mentales[10] ou d’un simple texte condensé. Évidemment, si certaines informations n’ont pas été retenues lors de la première lecture, il est tout à fait possible d’ouvrir le livre à nouveau. 

Figure 1 « Spider Diagram » (source: Lucidchart)

En dernier lieu, Ali Abdaal recommande de troquer la prise de notes pendant les cours pour un système de questions à soi-même. Cette méthode permet de reprendre régulièrement ces questions afin de se souvenir des parties du cours y répondant. Ainsi, au lieu de relire passivement un texte et de ne le retenir que partiellement, on solidifie nos connexions neuronales tout en favorisant notre compréhension de la matière. 

Évidemment, si l’on désire tout de même prendre des notes par sécurité (notamment pour éviter d’oublier une partie du cours), il est tout à fait possible d’en faire des questions par la suite. 

Ces diverses méthodes ne prennent leur sens qu’à travers la répétition de l’exercice à intervalles déterminés. C’est ce que nous allons voir avec la méthode du « space repetition ».


« SPACE REPETITION » (RÉPÉTITION ESPACÉE) 

Le « space repetition » est une méthode qui consiste à espacer les révisions d’une notion sur une certaine durée, par opposition à une révision en bloc « le jour d’avant ». L’idée est de revoir tous les X temps des notions préalablement étudiées à travers du « active recall ».

Hermann Ebbinghaus[11] a théorisé le fait que notre savoir est soumis à un phénomène que l’on appelle la « courbe de l’oubli » : au fur et à mesure du temps, on oublie ce que l’on a appris à un rythme exponentiel. En revoyant des notions à intervalles déterminés, on interrompt la courbe de l’oubli et on favorise la mémorisation d’informations à long terme.

2 Graphique « la courbe de l’oubli ». (Source : Researchgate)

Une façon d’espacer efficacement ses révisions serait par exemple de faire du « active recall » directement après le cours, un jour après le cours, une semaine après le cours puis un mois après le cours. Le fait d’espacer de plus en plus les moments de révision permet de rendre la remémoration plus compliquée. Plus l’information est difficile à trouver, plus le cerveau travaille et plus on a de chance d’imprimer durablement l’information dans nos têtes.


COMMENT L’APPLIQUER EN PRATIQUE ? 

Suivant à nouveau les recommandations d’Ali Abdaal[12], l’utilisation de l’application ANKI semble être la méthode la plus simple pour revoir des notions de manière régulière. Pour rappel, ce logiciel arrange lui-même les intervalles de révision en fonction du degré de difficulté attribué. 

Ali Abdaal préconise également l’utilisation de « Google Sheets » pour prévoir des séances de révision par sujet. Pour cela, il suffit de créer un nouveau document et de lister dans la colonne “A” tous les sujets abordés dans une matière spécifique. Après chaque séance d’« active recall », il convient d’attribuer un code couleur correspondant à l’efficacité de celle-ci, comme ci-dessous (rouge : pas retenu, vert : retenu). Cela permettra de revoir plus souvent les notions que l’on n’a pas assimilé. 


SYNTHÈSE ET CONCLUSION 

Comme nous l’avons vu, les méthodes d’apprentissage les plus prisées, à savoir relire, surligner et résumer ne sont pas les meilleures solutions pour garantir une mémorisation à long-terme. Celles-ci peuvent toutefois servir à d’autres buts que l’appris par cœur, si l’on veut par exemple retrouver une information facilement lors d’un examen.

Nous avons également vu que les méthodes dites de l’« active recall » et du « space repetition » permettent de meilleurs résultats dans la mémorisation à long terme. Si l’on veut « retenir » le Grand Bleu, ce sont ces techniques qu’il faudra appliquer. On pourra par exemple lire un de ses chapitres sans prendre de notes (sauf d’éventuelles « questions pour soi »), puis fermer le livre et tenter de retranscrire le plus d’informations possibles – et tenter à nouveau de les retranscrire le lendemain, puis une semaine après, etc… 

Bien sûr, les études de droit ne nécessitent pas uniquement de l’appris par cœur, mais surtout beaucoup de structure et une bonne capacité à retrouver des informations. Pour cela, il est conseillé d’utiliser systématiquement les tables de matières à disposition, que ce soit dans les codes ou dans les ouvrages de doctrine. Une bonne connaissance de celles-ci permet d’avoir une vue d’ensemble sur la matière en question. 

Pour conclure, il convient de rappeler que le sommeil et l’alimentation jouent également un rôle primordial dans la consolidation de la mémoire. Il est par conséquent essentiel d’avoir une bonne hygiène de vie et, qui sait, peut-être qu’en moins de deux ans ces 1567 pages du Grand Bleu n’auront plus aucun secret pour vous. 

Emma TJEPKEMA



[1] Dunlosky John, A.Rawson Katerine, Marsh J.Elizabeth, Nathan J.Mitchell, T.Willingham Daniel. (2013) « Improving Students’ Learning With Effective Learning Techniques: Promising Directions From Cognitive and Educational Psychology”

[2] Dunlosky & others (2013) « Improving Students’ Learning with Effective Learning Techniques”  p.18 

[3] Dunlosky & others (2013) « Improving Students’ Learning with Effective Learning Techniques” , p.21

[4] Dunlosky & others (2013) « Improving Students’ Learning with Effective Learning Techniques”, p.29

[5] D.KARPICKE Jeffrey. « A powerful way to improve learning and memory: practicing retrieval enhances long-term, meaningful learning”

[6] Dunlosky & others (2013) « Improving Students’ Learning with Effective Learning Techniques: ”,  , p. 35

[7] Flashcards: fiches dans lesquelles on reproduit des notions ou parties de cours à retenir

[8]  « How to study for exams – Evidence-based revision tips” https://www.youtube.com/watch?v=ukLnPbIffxE : 14 :28 minutes 

[9] “Spider diagram” est un outil visuel permettant d’organiser un certain nombre d’informations. 

[10] Carte mentale ou « mindmap » : est un schéma, supposé refléter le fonctionnement de la pensée, qui permet de représenter visuellement et de suivre le cheminement associatif de la pensé

[11] Murre JMJ, Dros J (2015) Replication and Analysis of Ebbinghaus’ Forgetting Curve. PLoS ONE 10(7): e0120644. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0120644

[12] Abdaal Ali, « Spaced Repetition”:  https://www.youtube.com/watch?v=Z-zNHHpXoMM


BIBLIOGRAPHIE

ARTICLES SCIENTIFIQUES

LIENS VIDEO 

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