Procès littéraires : la relation du droit et de la littérature

Procès littéraires : la relation du droit et de la littérature

Quelle est la relation entre la littérature et le droit ? Est-ce que des faits fictifs peuvent être jugés à l’aune de normes s’appliquant à des faits réels ? Le 19ème siècle a connu des censures littéraires importantes, notamment à l’encontre d’œuvres qu’aujourd’hui nous considérons comme des monuments de la littérature française. Plus d’un siècle sépare Madame Bovary de Rose Bonbon, la problématique reste pourtant : la morale doit-elle limiter la fiction ?



Quelle est la limite de la fiction ? Voilà une question vaste à laquelle nous ne saurions répondre exhaustivement à travers un article. Néanmoins, quelques pistes peuvent déjà guider l’embryon de réflexion que nous vous proposons aujourd’hui. Vous avez probablement déjà eu la chance de tenir dans vos mains Les Fleurs du Mal ou Madame Bovary, ou de parcourir Lolita ou J’irai cracher sur vos tombes. Toutes ces œuvres, désormais considérées comme monuments littéraires, ont pour triste point commun d’avoir été, à un moment, interdites à la vente. Considérées comme subversives, dangereuses ou immorales, elles ont été combattues par le bras judiciaire. Si aujourd’hui la censure de ces œuvres nous semble absurde, nous pouvons nous arrêter un moment sur les procès historiques de Flaubert et de Baudelaire afin d’essayer d’en tirer un peu plus de compréhension. Cela nous permettra, peut-être, de mieux comprendre la relation que nous entretenons avec la littérature, et particulièrement celle qui dérange. 


          I.         LA LOI DU 17 MAI 1819

Avant d’aborder deux procès qui ont fait le 19ème, nous voulons nous arrêter quelques instants sur la base légale qui a permis au pouvoir royal d’asseoir une censure morale durant plusieurs décennies. La loi sur la répression des crimes et délits commis par voie de presse du 17 mai 1819 fait partie du corpus des Lois de Serre, nommé d’après leur auteur Hercule de Serre alors Garde des Sceaux. Ces textes législatifs avaient pour objectif de réglementer la liberté de la presse, notamment en définissant les types de délits commis par voie de communication. Son article 8 avait la teneur suivante : « [t]out outrage à la morale publique et religieuse ou aux bonnes mœurs, par l’un des moyens énoncés en l’article 1er, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de 16 francs à 500 francs[1] ». Et l’article 1er de prévoir que « [q]uiconque, soit par des discours, des cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, des imprimés, des dessins, des gravures, des peintures ou emblèmes vendus ou distribués, mis en vente, ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards et affiches exposés aux regards du public, aura provoqué l’auteur ou les auteurs de toute action qualifiée crime ou délit à la commettre, sera réputé complice et puni comme tel »[2]. L’outrage aux mœurs par le biais de la littérature n’est réprimé qu’à partir de 1819. Auparavant, l’ancien art. 287 du Code pénal français de 1810 se bornait aux chansons, pamphlets, figures ou images[3]. Cela n’était certainement pas dû à une tolérance pour les écrivains, mais bien à une répression par la censure au préalable de l’impression. La loi du 17 mai 1819 apporte donc une avancée significative : la répression se fait désormais après l’impression et la publication. C’est sur cette base législative que l’on va voir fleurir, au 19ème, une quantité de procès d’écrivains : Paul-Louis Courier, Béranger, Gustave Flaubert, Charles Baudelaire ou encore Proudhon ; 104 délits de presse simplement entre 1852 et 1855[4]. Alors que la loi sur la presse partait de prime abord dans le sens de la libéralisation de l’expression artistique, l’utilisation de notions juridiques indéfinies et subjectives comme la “morale publique”, la “morale religieuse” ou encore les “bonnes mœurs” permet au marteau judiciaire de frapper les œuvres d’un coup arbitraire. 

La loi du 17 mai 1819 sera abrogée par l’entrée en vigueur d’un autre texte législatif le 29 juillet 1881[5]. Entre-temps, l’année 1857 voit deux procès de taille se succéder, celui de Flaubert pour la publication de Madame Bovary puis celui de Baudelaire pour Les Fleurs du mal. 


        II.         LES PROCÈS DE MADAME BOVARY ET DES FLEURS DU MAL

A.    Madame Bovary 

Le roman Madame Bovary est publié en format feuilleton dans La Revue de Paris, en 1856. Le 29 janvier 1857, Flaubert comparaît devant le tribunal correctionnel de la Seine. Le procureur impérial, Ernest Pinard, fonde son accusation sur l’art. 8 de la loi du 17 mai 1819. Pour illustrer le caractère immoral du roman et fonder la responsabilité de Flaubert pour délit d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs, le procureur va se borner à incriminer des parties du texte illustrant la lascivité des personnages et l’exaltation de l’adultère. La défense n’élèvera pas le débat au-delà de l’interprétation et se contentera, à travers la voix de l’avocat de Flaubert, Me Sénard, à l’éloge de la moralité de ce roman, adoptant ainsi une défense de connivence, se limitant au plan de l’analyse littéraire[6]

Madame Bovary, c’est un roman sur rien[7], sur la vie de bourgade banale et fade, sur les rêves mièvres d’une bourgeoise et sur l’illusion d’un réalisme à travers une nouvelle technique narrative. Qui parle ? Problématique fondamentale – et qui pourtant a été laissé de côté tout le procès – car, pour incriminer un auteur de propos tenus, encore faut-il que ce fût lui qui les ait énoncés. Or, depuis Gérard Genette, on sait que l’auteur et le narrateur sont deux instances distinctes. Du fait même que ce n’est pas la voix de Marcel Proust qui raconte les aventures du jeune Marcel dans la Recherche du temps perdu, les propos du narrateur de Madame Bovary ne sauraient être imputés à Flaubert[8]. Anachroniquement, nous pouvons nous demander si le procureur Pinard n’aurait pas dû poursuivre le narrateur extradiégétique de Madame Bovary pour l’objectivisation des passions luxurieuses de l’héroïne. Vous l’aurez nécessairement compris, la problématique ne navigue plus, aujourd’hui, autour de la question de la morale des personnages et du narrateur, mais sur la voix énonciative des propos littéraires. Tenir un journaliste responsable de termes qu’il utilise pour décrire un fait est une chose, incriminer un auteur pour la fiction immorale de ses personnages en est une autre. Et le procès de Flaubert était fondé principalement sur cette composante : un nouveau procédé narratif fondé par une instance hors-diégèse, qui ne juge pas son héroïne, par le biais d’un discours indirect libre, et qui est nécessairement distinct de l’auteur. 

Flaubert est finalement acquitté en février 1857. À l’instar de Dupray, nous pouvons nous étonner de ce mélange entre l’action juridique, la morale publique unilatérale (puisque représentée par un pouvoir monarchique) et la littérature[9]. Ces trois domaines n’ont pourtant pas fait l’objet d’une analyse de la part de la justice française. En se bornant à la lettre de l’œuvre, les juges ont évité des questions pourtant fondamentales. Quel est le rapport entre le droit et la morale ? Quelle relation doit entretenir l’art et la morale ? Dans quelle mesure le droit doit-il régir l’art ? 

B.    Les Fleurs du Mal

À l’instar de Madame Bovary, le recueil poétique de Charles Baudelaire a fait l’objet d’une censure par le biais de la « loi sur la répression des crimes et des délits commis par voie de presse » de 1819. Séditieux, Baudelaire choisit d’abord le titre de Lesbiennes avant de changer pour Les Fleurs du Mal en raison principalement du refus de son éditeur[10]. Le 5 juillet 1857, soit quelques mois après l’acquittement de Flaubert, Le Figaro attire l’attention du ministère de l’intérieur sur quelques poèmes du recueil du poète, publié à la fin juin. Le procureur impérial chargé de l’accusation est à nouveau Ernest Pinard qui n’a pas manqué d’apprendre la leçon du procès de Flaubert. Il va savamment distinguer l’œuvre de l’auteur et se borner à quelques poèmes, sans incriminer la totalité de l’ouvrage. Méthodiquement, il va circonscrire les vers licencieux et immoraux pour les analyser, en s’attachant froidement et strictement à la lettre du texte. En illustrant ses propos par des phrases sorties de leur contexte et supprimées de toute leur matérialité poétique, le procureur impérial va fonder son accusation sur une dizaine de poèmes à travers lesquels il tente d’illustrer l’effet pervers que ces mots pourraient avoir sur le lectorat. A contrario du genre romanesque de Madame Bovary, le recueil poétique peut faire l’objet d’une censure partielle. Au total, six pièces sont supprimées des Fleurs du Mal qui se compose pourtant comme un tout indémembrable. Baudelaire et son éditeur sont tous deux condamnés à respectivement une amende de 300 et 100 francs. 

Il faut attendre un arrêt datant de 1949 pour que le recueil de poèmes ne soit plus amputé d’une partie de ses vers. La réhabilitation du texte original ne va pas de soi et pose diverses questions quant à la relation entre droit et littérature. S’agit-il d’une révision d’un jugement erroné ou d’une modification en raison d’un changement législatif ? Est-ce que la justice française témoigne désormais de sa tolérance à la liberté d’expression par voie de fiction ? Sans surprise, la réhabilitation n’est pas totale. L’édition de 2000 introduite par le poète Yves Bonnefoy dichotomise encore le recueil en deux parties : le licite et le condamné[11]


     III.         DROIT ET LITTÉRATURE AU XXIÈME 

Si 1857 et sa morale nous paraît loin, la question de la liberté d’expression et son étendue reste actuelle. La relation extraconjugale qu’entretiennent le droit et la littérature ne s’est pas arrêtée à la réhabilitation des vers de Baudelaire. Peut-on tout écrire ? La question pourrait évidemment être abordée sous différents angles. Ainsi, comme dit plus haut, un journaliste n’est pas aussi libre qu’un auteur de fiction, ne serait-ce que par le fait qu’il traite de faits réels, à l’inverse du romancier qui s’attache à une facticité de la diégèse. Alors, si nous souhaitons être plus précis, nous pourrions nous demander : est-ce qu’un romancier peut tout écrire ? Doit-il avoir des limites légales à la transmission de l’imagination ? Peut-on partager toutes nos idées ? L’affaire Rose bonbon datant de 2002 répond en partie à ces interrogations. Le roman de Nicolas Jones-Gorlin, publié chez Gallimard, se fait l’écho des expériences d’un pédophile, un récit de ses fantasmes, ses penchants, ses rencontres et ses passages à l’acte. Peu après sa publication, diverses associations pour la protection des droits de l’enfant revêtent la robe d’Ernest Pinard et dénoncent le roman aux instances judiciaires. Le roman est retiré temporairement de la vente, à l’instar de l’interdiction des poèmes de Baudelaire. Selon les associations, le roman, bien que fictif, est dangereux. Un goût de 1857 refait surface. Le problème principal est que ce roman traite de la pédophilie d’une façon dérangeante : le narrateur y relativise ses actes de violence[12]. Ses contempteurs vont plaider la censure stricte au profit de la protection de la jeunesse. 

La problématique ne porte pas tant sur le contenu des œuvres mais sur le principe censurer, purement et simplement, la fiction. Les mots qui ont fait hérisser les poils de l’accusation au 19ème sont différents de ceux d’aujourd’hui. Aussi, s’il nous semble normal de cadrer la distribution de telles œuvres, par exemple en l’interdisant aux mineurs, il nous semble plus douteux que l’on puisse interdire aux écrivains de traiter, de façon fictive, des problèmes de société. Encore aujourd’hui, la relation entre le droit et la littérature n’est pas claire. Est-ce que le droit doit avoir une emprise sur la fiction ? Probablement, dans une certaine mesure. Nonobstant, la censure totale n’est vraisemblablement pas une solution, ne serait-ce que par l’effet négatif qu’elle entraîne sur la liberté de parole de l’artiste. Si nous interdisons strictement les artistes de traiter certains sujets, alors en quoi sommes-nous différents de la censure préalable du début du 19ème ? Le rôle de l’écrivain de fiction est d’offrir à ses contemporains une porte, tantôt pour sortir de leur monde, tantôt pour entrer dans l’imaginaire de l’auteur. À travers ce voyage littéraire, le lecteur acquiert quelques clés en plus, qui lui permettront, peut-être, de constater qu’il existe aussi d’autres portes dans son environnement réel. Il y a certes des romans de mauvais goût, mal écrits, injurieux, parfois fades et sans profondeur. Néanmoins, la distinction entre bon goût et mauvais goût ne devrait pas entraîner un jugement moral sur l’œuvre, mais simplement offrir une critique qui informe le lecteur. Pourquoi censurer Rose bonbon et non Les Moins de seize ans de G. Matzneff ? Est-ce que cela tient à une évolution de la morale ou à un talent littéraire ? La problématique de la censure restera tant que les œuvres choqueront, car c’est vraisemblablement lorsque l’art provoque que l’on questionne la moralité de sa diffusion. Or, de l’art qui ne choque plus, c’est un peu comme une vie sans liberté, nous pouvons nous demander si cela n’a pas perdu sa raison d’être. 

Grégoire BAUD


[1] LAINGUI, p. 223.

[2] Dupray, p. 228. 

[3] LAINGUI, p. 222. 

[4] DUPRAY, p. 229. 

[5] SALAS, p. 97. 

[6] DUPRAY, p. 233 ; SAPIRO, p. 255.

[7] FLAUBERT, préface p. 8. 

[8] GENETTE, p. 16. 

[9] DUPRAY, p. 238. 

[10] SALAS, p. 99. 

[11] SALAS, p. 106. 

[12] « Rose bonbon » censure à l’horizon, Libération octobre 2002. 


BIBLIOGRAPHIE

DEVARIEUX Claire, « Rose bonbon » censure à l’horizon, publié le 3 octobre 2002 dans Libération. 

DUPRAY Fabienne, Madame Bovary et les juges. Enjeux d’un procès littéraire, in Les tribunaux de commerce : Genèse et enjeux d’une institution, Paris (A.F.H.J.) 2007, p. 227 ss. 

FLAUBERT Gustave, Madame Bovary, éd. par Thierry Laget, Paris (Gallimard) 2001. 

GENETTE Gérard, Discours du récit, Paris (Éditions du seuil) 2007. 

LAINGUI André, Les magistrats du XIXème siècle juges des écrivains de leur temps, in Cahiers de l’Association internationale des études françaises N°44, Paris (Les Belles Lettres) 1992, p. 221 ss. 

LEDOUX-BEAUGRAND Evelyne, Le visage du démon et l’illusion des censeurs, Rose bonbon de Nicolas Jones-Gorlin, Gallimard p. 170, Spirale 193, p. 53 ss. 

SALAS Denis, Les Fleurs du mal de Baudelaire ou l’impossible réhabilitation ?, in Punir et réparer en justice du XVe au XXIe siècle [GAUVARD Claude, dir.], Paris (A.F.H.J.) 2019, p. 97 ss. 

SAPIRO Gisèle, La responsabilité de l’écrivain au prisme des procès littéraires (France, XIXe-XXe siècles), in La plume et le prétoire, Quand les écrivains racontent la justice, Paris (A.F.H.J.) 2013, p. 249 ss. 

Image : https://www.revuedesdeuxmondes.fr/flaubert-baudelaire-banc-escrocs/


close

Leave Comment