Depuis plus de 30 ans, elle traite de litiges issus de rapports de travail en tant que présidente : Sylvianne Zeder-Aubert est donc une des mieux placées pour nous décrire cette fonction singulière au sein de la juridiction des Prud’hommes.
[interview]
Vous n’êtes pas là pour donner un cours sur la juridiction des Prud’hommes. Cependant, pourriez-vous en décrire le fonctionnement en quelques mots ?
Les audiences des Prud’hommes ont pour but de régler des conflits concernant le droit du travail. Elles sont composées de trois juges : un président et deux juges assesseurs dont l’un représente les salariés et l’autre le patronat ; précisons que les juges sont présentés pour être élus, non pas par des partis politiques comme dans les autres juridictions, mais par les partenaires sociaux, à savoir les syndicats pour les salariés et l’Union des Associations Patronales Genevoises (UAPG) pour les employeurs.
Il s’agit d’une juridiction particulière, qui a tendance à le devenir de moins en moins, notamment depuis l’uniformisation de la procédure au niveau fédéral en 2011. Elle reste tout de même atypique : c’est la seule dont la première instance n’est constituée que de juges « laïcs », soit non-professionnels. En effet, ces juges exercent un métier en-dehors de leur fonction de juge.
Laïcité unique à Genève ? Aucun autre canton ne possède une juridiction laïque ?
Oui, certains cantons ont une juridiction des Prud’hommes composée de juges laïcs, mais – à part à Genève – toutes sont présidées par au moins un président professionnel, soit un avocat par exemple.
Le fait que nous ne sommes pas des juges professionnels nous permet d’avoir une autre vision de la fonction : j’ai coutume de dire que notre rôle n’est pas seulement de condamner ou de punir mais aussi et surtout de remettre les choses là d’où elles n’auraient jamais dû partir. On n’y arrive pas forcément toujours mais on se donne de la peine pour y parvenir. Nous avons une juridiction avec un taux de conciliation élevé : à peu près 40% des affaires ne dépassent pas le stade de la conciliation [soit avant le procès] et plus de 10% des litiges trouvent une solution amiable devant le tribunal.
Les juges présidents (non-professionnels) doivent suivre une formation pour mener les audiences ?
On peut devenir président en suivant une formation en deux phases : droit de fond (droit matériel) et droit de forme (procédure). Ensuite, une fois le brevet de président obtenu, il faut encore être élu au sein d’un des 5 groupes de métiers [cf. ci-après].
Qu’en est-il des juges assesseurs ?
Ils ne sont pas obligés de suivre une formation mais on les y encourage vivement. Pour exercer leur fonction de juge d’une manière intéressante, connaître le droit, c’est quand même très utile… Mais avant tout, ce qu’ils nous apportent, ce sont les connaissances de leurs métiers respectifs. Par exemple, le Code des obligations prévoit que :
« L’employeur et le travailleur peuvent résilier immédiatement le contrat en tout temps pour de justes motifs [soit] toutes les circonstances qui, selon les règles de la bonne foi, ne permettent pas d’exiger de celui qui a donné le congé la continuation des rapports de travail. » (art. 337)
Qu’est-ce qu’un juste motif de résiliation pour une infirmière en anesthésie ? Pour un maçon, un coiffeur ou un pharmacien ? La dernière affaire que j’aie eue – une pharmacienne s’était faite licencier – était due au fait qu’elle n’avait pas respecté le « chaînage des médicaments ». Je ne m’y connais absolument pas dans ce domaine…
Les juges non-professionnels sont finalement mieux à même de pouvoir gérer les litiges concernant le droit du travail car ils proviennent de leur corps de métiers.
Le principe des Prud’hommes est que l’on est une justice de pairs : on est jugé par des gens qui appartiennent au même genre de métiers. C’est totalement logique. Il y a 5 groupes différents dans lesquels les métiers sont répartis : le groupe 1 est composé de la conciergerie, l’industrie, l’agriculture et le bâtiment ; le groupe 2 est composé de l’hôtellerie et la restauration ; le groupe 3 est composé du tourisme, du transport et du commerce non-alimentaire, par exemple, le trading de pétrole ; le groupe 4 est composé des banques, des assurances et des sociétés de service ; le groupe 5 est le groupe résiduel comprenant les professions diverses n’entrant pas dans les autres groupes, soit les sportifs, les employés de maison, les ecclésiastiques, les informaticiens, les avocats, …
Quel est le type d’affaire qui revient le plus souvent ? Les salaires impayés ?
Non, les salaires impayés ne sont pas fréquents. Cela arrive parfois lorsque les entreprises n’ont plus d’argent et qu’est-ce que vous voulez, nous prenons acte, nous ne pouvons pas créer de l’argent non plus… Les affaires qui reviennent le plus sont celles qui se rapportent au licenciement. En bonne conjoncture, on a un peu moins d’affaires car les gens retrouvent plus facilement du travail. Ils ne s’accrochent pas à leur précédent emploi car ils peuvent en retrouver plus facilement un autre.
Y a-t-il plus d’affaires qu’auparavant ?
Cela dépend des groupes mais les chiffres sont plutôt stables avec une légère augmentation dans les groupes 1 (industrie, bâtiment, …) et 5 (divers). En revanche, dans le groupe 4 (banque), il y a de moins en moins d’affaires car la jurisprudence est particulièrement étoffée dans ce domaine (par ex. les bonus) et les justiciables sont moins tentés d’agir en justice, connaissant le résultat probable de leur action en justice.
Abordons maintenant l’aspect plus personnel de votre vie en tant que présidente d’audiences. Comment gérez-vous votre vie professionnelle et privée ?
Lorsque j’étais juge assesseur [donc pas encore présidente], je travaillais à 100% dans mon premier métier, soit clerc d’avocat. Je n’allais donc généralement pas plus d’une fois par semaine aux Prud’hommes. Désormais, cela fait 20 ans que je suis présidente d’audiences et, du fait de mon expérience, on me confie un plus grand nombre d’affaires, notamment celles qui sont complexes ou urgentes. Je suis donc aux Prud’hommes environ 2 à 3 fois par semaine. Suivant les périodes, entre mon rôle de juge présidente et celui de présidente de juridiction, cela correspond à un travail à 50% voire 80%. J’ai donc diminué mes heures de travail en tant que clerc d’avocat.
Cela fait 30 ans que vous êtes là, vous avez l’air de vous y plaire.
Oh mais j’aime bien oui ! [rires] J’ai un fils cuisiner. Cela m’arrive de travailler le soir, d’avoir congé l’après-midi et de me retrouver avec les mêmes horaires que lui… Mais en réalité, j’ai arrêté de travailler à la naissance de mes enfants et recommencé à travailler de plus en plus au fur et à mesure qu’ils grandissaient. Maintenant, ils sont adultes et ils ne vivent plus à la maison. En revanche, j’ai mon mari qui râle de temps en temps car c’est vrai que je passe peut-être un peu trop de temps à travailler… [rires]
Parce que cela vous passionne ?
Oui et parce que j’ai vraiment l’impression de faire quelque chose d’utile. De plus, j’ai la possibilité de rythmer les audiences en fonction de mes disponibilités. Cependant, il convient de souligner que je n’aime pas reporter des affaires qui pourraient être traitées. Pour nous-mêmes et les parties, c’est mieux.
Je m’explique : avant chaque audience, tant le président que les avocats des parties doivent rouvrir le dossier et s’y plonger à nouveau, c’est beaucoup de temps et d’efforts suivant les cas, et cela coûte cher tant aux parties qu’au pouvoir judiciaire. C’est pourquoi j’aime bien conduire des audiences rapprochées dans le temps de manière à consacrer une affaire sur une courte période pour ne pas avoir le temps de l’oublier. Notons que les parties, lorsqu’un procès est en cours, y pensent jour et nuit ; le poids de la procédure est lourd, certaines personnes n’arrivent pas à tourner la page tant que le procès n’est pas terminé. Souvent, les gens n’ont affaire avec un tribunal qu’une seule fois dans leur vie.
Ajoutons que souvent, une personne qui perd son emploi le vit comme une rupture : après avoir passé X années dans la même entreprise, toute sa vie est ébranlée par un licenciement : la sécurité économique est menacée, la vie de famille est chamboulée et la vie sociale aussi puisque de nombreux cercles amicaux se créent au travail. L’estime de soi en prend évidemment un coup. L’affaire doit donc pouvoir se conclure rapidement et aussi sereinement que possible. Attention, certains employeurs n’ont pas vraiment le choix : les choses évoluent, il y a des marchés qui deviennent moins prospères. Par exemple, de moins en moins de monde passent par des agences de voyage, les gens achètent directement sur internet. Le nombre de places de travail diminue sans qu’il y ait vraiment de faute dans ces cas-là. Finalement, l’employé ne sait pas s’il est dans cette charrette ou celle d’après.
Avez-vous des regrets ? N’avez-vous jamais plutôt voulu être juge professionnel ?
Alors à un moment, après avoir entamé ma carrière en tant que clerc d’avocat, j’ai hésité à reprendre des études en droit. Mais à cette époque-là, j’avais déjà 25-26 ans et je me suis dit que cela faisait vraiment beaucoup d’années d’études. Or, non seulement je voulais avoir des enfants et si j’en avais, je voulais pouvoir m’en occuper. J’ai donc eu une préoccupation de femme et choisi de faire autrement. J’ai beaucoup d’intérêt et de plaisir dans mon travail. Je n’ai donc pas de regret.
Vous êtes la présidente de l’audience, c’est donc vous et vos collègues qui rendez le verdict. Vous scellez la vie d’êtres humains. Comment vivez-vous cela ?
Parfois, c’est difficile. Il arrive que, même dans une situation injuste, il n’y ait pas de solution juridique satisfaisante. Car il peut y avoir des licenciements très moches, mais pas abusifs… Souvent, cela se passe dans les emplois domestiques. Il n’est pas rare que des employés de maison viennent et nous disent qu’ils travaillaient à 100% tandis que l’employeur rétorque que ce n’était qu’un simple temps partiel. C’est donc à nous d’instruire et nous demandons :
- Combien de chambres, combien de personnes habitaient là, quel était le métier de l’employeur, quels habits portait l’employeur ?
Les parties s’interrogent souvent sur la pertinence de ces questions. Néanmoins, elles sont très importantes : si l’employeur portait des T-shirts ou des chemises, cela change énormément le temps consacré au repassage… Il faut être pragmatique !
Parfois, certaines affaires me pèsent et, tant qu’elles ne sont pas closes, je n’ai pas l’esprit tranquille.
Auriez-vous des exemples à nous partager ?
Bien sûr ! Une fois, une dame étrangère, très instruite et « élégante », employait une compatriote analphabète comme domestique. Au cours de l’audience, cette patronne avait fourni des quittances prétendument signées par l’employée, attestant qu’elle gagnait 3000.- CHF par mois. L’employée disait n’avoir jamais écrit ni signé ces quittances étant donné qu’elle ne savait ni lire ni écrire. Face à ces accusations, la patronne était outrée que l’on insinue qu’elle ait pu imiter une signature. Cette dame, si sûre d’elle, nous a donc laissé ordonner une expertise en authentification d’écriture ! [exaspérée] La conclusion de l’expertise était que les quittances étaient bel et bien des faux, créées par la même personne le même jour. A la manière des Experts Miami, les auteurs de l’expertise avaient retrouvé « les foulages latents », soit la marque qui reste sur la feuille en dessous de celle sur laquelle on écrit. Toutes les quittances avaient ainsi la marque correspondant à la feuille d’avant et les dates mentionnées sur les quittances ne coïncidaient pas avec l’ordre chronologique. J’avais dénoncé ce cas au procureur et on avait infligé une lourde amende à cette patronne qui avait non seulement voulu escroquer son employée mais également nous induire en erreur… Cependant, le plus marquant était l’employée, une toute petite femme qui criait en audience, en regardant son ex-patronne : « Jésus ! Jésus ! Il va arriver quelque chose de grave à ton fils ». Elle avait les yeux qui roulaient et je n’osais pas la regarder. [rires] C’était très étonnant.
Parfois, en instruisant certaines affaires, je pense que si je les avais vues à la télévision, je me serais dit que le scénariste poussait le bouchon. Alors que non : ici, c’est la vraie vie !
Avez-vous observé une évolution dans le fond des litiges ? Depuis des mouvements tels que Me too, y a-t-il eu plus de revendications féministes, telles que l’égalité salariale, etc… ?
Un peu ! Même si la Loi sur l’égalité [LEg] n’est pas bien ni connue ni utilisée, le nombre de procédures basées sur cette loi augmente notablement. Il y a des avocats qui ne la connaissent pas vraiment mais nous, en tant que juge, on l’invoque d’office. Par exemple, il arrive fréquemment qu’une femme se fasse licencier à son retour de congé maternité, et c’est souvent dû au fait qu’elle a été enceinte. Mais comment le prouver ? C’est quand même un peu plus compliqué. C’est là qu’intervient la LEg : cette loi permet un allégement du fardeau de la preuve puisque, dans un tel cas, la femme doit uniquement rendre « vraisemblable » qu’il y a eu une discrimination et qu’elle a été licenciée parce qu’elle était enceinte…
Mais oui, cela commence à bouger, peut-être que le mouvement Me Too a fait en sorte que les femmes se plaignent plus facilement des phénomènes de harcèlement. Mais il ne faut pas oublier que c’est très délicat de se plaindre lorsque l’on est toujours en poste…
Vous savez, il y a 10-15 ans, dans une affaire, j’avais dit à une dame :
- Maintenant, ça suffit ! C’est sûr que jamais nous n’allons vous donner 6 mois de salaire d’indemnité.
La dame en question, étonnée, m’avait retorqué :
- Ah bon ? Parce que c’est vous qui allez décider ?
- Qui d’autre ?
- Je ne sais pas, un monsieur ?
C’est quand même incroyable, non ? Mais cela date d’une dizaine d’années. Et c’est un peu comme quand les avocats m’appellent « Madame le président » : ça m’énerve chaque fois ! Heureusement les choses évoluent, mais lentement.
Notre prochain challenge ? Gérer les nouvelles problématiques que ne manquera pas de provoquer le COVID-19 ! Mais ça, c’est encore une autre histoire…
Sylvianne ZEDER-AUBERT
Robert DEPREZ F.