Un avenir prometteur pour notre cryptovalley suisse grâce aux security tokens

Un avenir prometteur pour notre cryptovalley suisse grâce aux security tokens

La tokenization – processus basé sur la technologie des registres distribués (TRD) et la blockchain – est un potentiel moyen pour lever du capital qui demeure pourtant méconnu. Maître Jacques IFFLAND, avocat spécialisé dans les marchés des capitaux, associé de l’Etude Lenz & Staehelin, ainsi que le Président de la Capital Markets and Technology Association (CMTA), nous a accordé une entrevue afin de nous éclairer sur ce vaste sujet.



CONTEXTE

Au cours de leur vie, les entreprises sont appelées à augmenter leur capital afin de croître. A cette fin, l’entreprise peut faire appel au public, ce qu’on appelle un IPO (Initial public offering), et décider de se coter en bourse. Cependant, les IPOs ne sont pas si simples à réaliser. En effet, dans un premier temps, les banques d’investissements achètent les actions de l’entreprise, pour ensuite les proposer aux investisseurs. Comme le souligne Me IFFLAND : « tous les projets d’IPO dépendent finalement de l’appétit du risque que sont prêts à prendre ces banques d’investissements ». C’est pourquoi on dénombre seulement 256 entreprises cotées en bourse à fin janvier 2020[1].

Mais quid des petites et moyennes entreprises (PME), représentant 99% des entreprises en Suisse[2] ? Selon la perspective de Me IFFLAND: « il n’y a pas d’infrastructures pour toutes ces  PME permettant de redistribuer l’épargne suisse dans l’économie réelle ». 

Sachant qu’aucune infrastructure n’existe, qu’en est-il des marchés sur lesquels les investisseurs échangent des titres hors bourse ? Ou encore des financements privés (private equity) ? Les investissements qui émanent de ces deux procédés restent modestes au regard des ressources de notre économie[3]

Malgré ces réflexions préliminaires quelque peu décevantes, cet article expose la solution prometteuse d’un marché sur lequel les investisseurs échangent des titres digitalisés excluant l’intervention des banques grâce à la technologie des registres distribués (TRD). 

La TRD et la technologie de la blockchain, qui est une forme de stockage de données découlant de la TRD, permettent de tenir une comptabilité commune avec des participants qui ne se font pas mutuellement confiance, ne se connaissent pas et ne savent pas combien d’autres utilisateurs participent au système[4].


EN QUOI CONSISTENT CES TITRES DIGITALISÉS ET QUELS SONT LEURS INTÉRÊTS ? 

L’idée serait d’assimiler le titre à un jeton numérique d’investissement (security token) inscrit dans une blockchain et contrôlé au moyen de codes informatiques qualifiés de « clés privées »[5]. Ce token conférerait les mêmes droits qu’une action par exemple, à savoir le droit de vote et le droit à un dividende. 

Grâce à la TRD, qui prône un système organisé selon un consensus et une complète désintermédiarisation, la digitalisation de ces titres entraînerait « l’abandon du système actuel, où les banques gèrent le système de propriété des titres », comme le souligne Me IFFLAND. 

Bien que cette idée paraît très intéressante, le cadre législatif helvétique permet-il cette digitalisation ? 


LE CADRE LÉGISLATIF SUISSE

A l’heure actuelle, au sens de l’art. 973c al. 1 du Code des Obligations (CO), les titres sont incorporés dans un papier-valeur (droit-valeur). C’est d’ailleurs un point que Me IFFLAND soulève : « l’incorporation d’une valeur mobilière dans un jeton numérique est impraticable. En revanche, on peut associer une valeur mobilière à un tel jeton, de façon à ce que l’un ne puisse être traité sans l’autre ». 

Le Conseil Fédéral va d’ailleurs dans ce sens. En effet, ce dernier a soumis le 22 mars 2019 un rapport explicatif de l’avant-projet de la Loi fédérale sur l’adaptation du droit fédéral aux développements de la technologie des registres électroniques distribués. Dans celui-ci, le Conseil fédéral propose plusieurs nouvelles dispositions, notamment les articles 973d ss AP –CO qui visent à créer la possibilité d’inscrire des droits dans un registre électronique distribué comme ayant la même fonction que des papiers-valeurs. 

Le 10 septembre 2020, le Conseil des Etats a approuvé le projet de loi. L’adaptation définitive du projet par le Parlement devrait intervenir d’ici fin 2020, avec une possible entrée en vigueur pour 2021.


PERSPECTIVES ET CHALLENGES

Le Conseil fédéral accorde une importance significative au domaine de la numérisation, dans lequel la TDR et la blockchain apportent des développements notables et prometteurs. En Suisse, l’écosystème de la Fintech et de la blockchain s’est considérablement développé ces dernières années, au point de devenir une « cryptovalley »[6]

La digitalisation des titres apparaît comme un moyen prometteur pour permettre aux entreprises de lever du capital. Effectivement, elle permet une décentralisation, facilitant ainsi les interactions directes entre sociétés et investisseurs. Cette nouvelle classe d’actifs permet de diversifier son portefeuille, en détenant des titres de PME non cotées en bourse. De plus, ces droits de propriétés digitaux sont plus liquides qu’une action normale, étant donné que l’on peut les fractionner en de multiples parts et les rendre accessibles pour de faibles montants. 

Les standards de la CMTA offrent les guidelines nécessaires aux entreprises pour tokeniser leurs actions, et émettre des jetons numériques. A titre d’exemple, en fin d’année 2018, la banque Fintech Mt Pelerin a émis des actions sous la forme de tokens[7].

Cependant, plusieurs obstacles se dressent encore. 

Premièrement, il est nécessaire de créer un marché secondaire de négoce de titres digitalisés. Bien que la bourse suisse (SIX) ait lancé fin septembre 2019 un prototype de négoce basé sur la TDR[8], il reste un défi majeur: celui de réussir à convaincre les intermédiaires financiers d’investir dans ces titres digitalisés et rompre ainsi avec le système traditionnel des banques. 

Deuxièmement, sans trop entrer dans les détails, l’achat des actifs digitalisés passe par les crypto-monnaies qui sont connues pour leur fort risque de volatilité.  

Enfin, celui qui paraît le plus évident mais qui pourtant risque de prendre du temps, est la confiance et la compréhension des acteurs financiers dans la technologie des registres distribués. Comme nous l’avons vu, le modèle de la TDR repose sur un consensus global des utilisateurs.  Le gros défi sera donc de démocratiser cette technologie, de la démystifier, et de la rendre plus attrayante pour les investisseurs et les acteurs financiers. 

Aurélien GHOSE


[1] [https://www.six-group.com/exchanges/shares/companies/issuer_list_fr.html] (24.01.2020)

[2] [https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/industrie-services/entreprises-emplois/structure-economie-entreprises/pme.html] (24.01.2020)

[3] IFFLAND Jacques, L’émission d’actions digitalisées comme moyen de financement de l’innovation et des PME

[4] Rapport explicatif relatif au projet mis en consultation de l’avant-projet de la Loi fédérale sur l’adaptation du droit fédéral aux développements de la technologie des registres électroniques distribués

[5] IFFLAND Jacques, L’émission d’actions digitalisées comme moyen de financement de l’innovation et des PME

[6] [https://www.letemps.ch/economie/crypto-valley-premiers-chapitre-romand] (24.01.2020)

[7] [https://www.allnews.ch/content/corporate/mont-pelerin-les-d%C3%A9tenteurs-de-tokens-seront-actionnaires] (24.01.2020)

[8] [https://www.finyear.com/SIX-Digital-Exchange-lance-un-prototype-de-negoce-et-reglement-base-sur-la-DLT_a41500.html] (30.01.2020)

Image de garde : le Bilan

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