Depuis quelques années, l’intelligence artificielle (IA) générative (ChatGPT, Midjourney, DALL·E…) bouleverse plusieurs secteurs, notamment la création artistique et l’innovation technologique. Mais une question fondamentale se pose : une IA peut-elle être reconnue comme inventeur ?
Cette interrogation a pris une dimension juridique concrète avec l’affaire concernant l’IA DABUS (un acronyme pour « Device for the Autonomous Bootstrapping of Unified Sentience »), qui a tenté d’imposer l’idée qu’une intelligence artificielle pouvait être désignée comme inventrice[1].
Dans cet article, nous nous concentrerons exclusivement sur les inventions techniques générées par l’IA, relevant du droit des brevets.
L’affaire DABUS : une IA inventrice ?
Stephen Thaler, un chercheur américain, a conçu DABUS, une IA spécialisée dans la création d’inventions techniques. Il a déposé plusieurs demandes de brevets dans différents pays en désignant DABUS comme l’inventeur officiel. Le but de Stephen Thaler était d’obtenir la reconnaissance légale qu’une IA soit éligible au statut de créatrice d’une invention[2].
Les demandes de brevets déposées concernaient deux inventions techniques, notamment un récipient alimentaire fractal et un dispositif d’alerte basé sur un signal lumineux (ou « flamme neuronale ») se déclenchant en cas d’urgence[3].
Cependant, les demandes de brevets ont été rejetées par plusieurs pays, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, mais aussi par l’Union Européenne. Le motif principal de ce rejet étant que l’un des critères nécessaires pour accorder un brevet n’était pas rempli, l’inventeur n’étant pas une personne physique, mais une IA. L’Afrique du Sud est le seul pays à avoir accepté que DABUS soit considéré comme un inventeur et puisse donc bénéficier d’un brevet pour son invention technique, toutefois, cette décision reste une exception isolée[4].
Les enjeux juridiques et économiques : une IA peut-elle être inventrice ?
L’affaire DABUS a soulevé des questions majeures pour le droit de la propriété intellectuelle et alimente un débat international sur la reconnaissance des IA comme acteurs autonomes en matière d’inventions.
La question se pose alors de savoir qui est réellement l’inventeur d’une invention générée par une IA, est-ce le programmateur (celui qui conçoit l’algorithme permettant à l’IA de générer l’invention) ? Est-ce l’utilisateur (celui qui donne les instructions à l’IA et oriente son travail) ? Ou l’IA elle-même [5] ?
Le refus d’accorder des droits aux inventions issues de l’IA soulève des inquiétudes économiques. Pour les entreprises spécialisées dans l’IA, ce refus pourrait freiner les investissements et ralentir l’innovation. D’autre part, pour les inventeurs humains, une concurrence accrue pourrait dévaloriser leur travail créatif et entraîner la disparition de certains métiers[6].
Législation internationale : un cadre en cours de construction
Actuellement, le droit des brevets est majoritairement conçu pour des créateurs humains, mais certains pays commencent à explorer la question des IA. L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) mène des discussions pour définir si et comment l’IA pourrait être intégrée dans les législations futures[7].
Les États-Unis et l’Union Européenne affichent une position stricte. Aux États-Unis, le United States Patent and Trademark Office (USPTO) a clairement statué qu’une IA ne peut être désignée comme inventeur[8]. L’Office Européen des Brevets (EPO) applique la même logique et exige qu’un inventeur soit une personne physique[9].
À ce jour, l’Afrique du Sud demeure le seul pays à avoir accordé un brevet en désignant une IA comme inventeur[10].
Le cadre légal en Suisse : qu’en est-il ?
Alors que le débat fait rage à l’échelle mondiale, la Suisse adopte une approche prudente, calquée sur la position internationale. Ainsi, la législation suisse à travers la Loi sur les brevets (LBI), ne reconnaît pas les IA comme inventeurs.
Toutefois, le Tribunal Fédéral n’a pas encore statué sur un cas similaire à DABUS, mais il est probable qu’il suive la tendance internationale. Cependant, les discussions en Suisse reflètent les défis posés par ces nouvelles technologies[11].
Conclusion, quel avenir pour l’IA créatrice ?
Alors que les discussions s’intensifient à l’échelle internationale, la reconnaissance de l’IA comme inventeur reste un sujet controversé. L’affaire DABUS souligne les limites du cadre juridique actuel face à l’émergence rapide des intelligences artificielles génératives.
Plusieurs pistes sont envisagées, notamment la création d’un statut hybride qui accorderait un droit spécifique aux créations des IA génératives, sans pour autant leur conférer le même statut qu’un inventeur humain.
Une autre approche est celle d’établir une nouvelle répartition des droits, ce qui consisterait à définir clairement à qui reviennent les droits d’une invention issue d’une IA (programmeur, utilisateur, entreprise [12]) ?
Tôt ou tard, le droit devra évoluer pour répondre à cette réalité. Dès lors, une question ouverte reste essentielle : quelle place voulons-nous accorder aux IA dans le paysage juridique futur ?
Lorena Sittinieri
[1] Nadima, F. N. (2022). Affaire DABUS : pas d’inventeur humain, pas de brevet ? Les Cahiers de propriété intellectuelle, 34(3).
[2]https://www.lexing.law/avocats/qualite-dinventeur-reconnue-a-une-ia-ou-en-est-on/2022/04/21/
[3]https://www.lexing.law/avocats/qualite-dinventeur-reconnue-a-une-ia-ou-en-est-on/2022/04/21/
[4] Nadima, F. N. (2022). Affaire DABUS : pas d’inventeur humain, pas de brevet ? Les Cahiers de propriété intellectuelle, 34(3).
[5]https://www.lavery.ca/fr/publications/nos-publications/5368-lintelligence-artificielle-peut-elle-etre-designee-comme-inventeur-dans-une-demande-de-brevet-.html
[6]https://www.decideurs-magazine.com/digital-marketing/58273-les-defis-en-droit-des-brevets-a-l-heure-de-l-ia.html
[7]https://www.wipo.int/edocs/mdocs/scp/fr/scp_35/scp_35_7.pdf
[8]https://www.cio-online.com/actualites/lire-vers-une-protection-des-oeuvres-creees-au-moyen-de-l-ia-15674.html
[9]https://www.epo.org/en/news-events/news/epo-refuses-dabus-patent-applications-designating-machine-inventor
[10]https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/l-afrique-du-sud-accorde-le-statut-d-inventeur-a-une-intelligence-artificielle-20210802
[11]https://www.ige.ch/fr/propriete-intellectuelle/pi-et-societe/scenarios-du-futur/robotique-et-intelligence-artificielle
[12]https://www.wipo.int/edocs/mdocs/scp/fr/scp_35/scp_35_7.pdf
Bibliographie :
Site internet :
https://www.lexing.law/avocats/qualite-dinventeur-reconnue-a-une-ia-ou-en-est-on/2022/04/21/ (17.03.25).
https://www.wipo.int/edocs/mdocs/scp/fr/scp_35/scp_35_7.pdf (19.03.25).
Revue :
Nadima Fanny-Noëlle, « Affaire DABUS : pas d’inventeur humain, pas de brevet ? », in Les Cahiers de propriété intellectuelle, 2022 (n°34(3)).
Source image :
https://pixabay.com/fr/illustrations/ai-g%C3%A9n%C3%A9r%C3%A9-ia-7977128/