La question de l’admissibilité des preuves obtenues illicitement est depuis quelque temps un sujet d’actualité en Suisse concernant la procédure pénale. Si l’art. 141 al. 2 CPP permet exceptionnellement l’exploitation de preuves recueillies en violation du droit, la jurisprudence du Tribunal fédéral pourrait bientôt être amenée à fixer une limite stricte quant à leur exploitation lorsque la souveraineté suisse est en jeu. Une récente décision de la Cour suprême du canton de Zurich a en effet souligné l’inexploitabilité absolue des preuves recueillies à l’étranger, dès lors que leur obtention a été réalisée en déployant des effets sur le territoire suisse, sans qu’une demande d’entraide préalable ait été faite. Cette décision pourrait influencer des enquêtes en cours et à venir concernant la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants.
Exploitation de preuves recueillies de manière illicite ou en violation des règles de validité
Selon l’art. 141 al. 2 du Code de procédure pénale (CPP), les preuves, même si elles ont été recueillies de manière illicite ou en violation des règles de validité, peuvent être exploitées si leur exploitation s’avère indispensable pour élucider des infractions graves.
Sont notamment considérées comme des infractions graves les crimes au sens de l’art. 10 al. 2 du Code pénal (CP), c’est-à-dire les infractions passibles d’une peine privative de liberté de plus de trois ans[1]. Selon le Tribunal fédéral, ce qui est révélateur pour qualifier une infraction d’infraction grave, c’est la gravité du cas d’espèce, et pas forcément la peine menace encourue. L’art. 141 al. 2 CPP impose de mettre en balance deux intérêts opposés. D’un côté, l’intérêt public à ce que les faits soient élucidés ; de l’autre, l’intérêt privé de la personne ayant commis l’infraction à ce que la preuve reste inexploitable lorsqu’elle a été obtenue de manière illicite ou en violation des règles de validité. Plus l’infraction reprochée est grave, plus le poids accordé à l’intérêt public à la manifestation de la vérité prend de l’importance dans cette pesée des intérêts[2]. Enfin, l’exploitation de la preuve doit encore être indispensable à l’élucidation de l’infraction grave.
Décision de la Cour suprême du canton de Zurich du 15 août 2025
Cette décision devait trancher la question de l’exploitabilité des preuves utilisées lors du jugement par lequel le tribunal avait déclaré le prévenu coupable de multiples infractions à la Loi sur les stupéfiants (art. 19 al. 1, let. b et c, en relation avec l’art. 19 al. 2, let. a, LStup)[3].
Contexte international et origine des preuves
Cette affaire trouve son origine dans une vaste enquête menée en France dès 2019. Le parquet de Lille soupçonnait alors l’existence d’une organisation criminelle active dans le trafic de stupéfiants. L’enquête a pris une dimension internationale et les autorités françaises ont collaboré avec la Belgique, les Pays-Bas, Europol et Eurojust dans le cadre d’un groupe d’enquête commun[4]. Une autorité étrangère a transmis aux autorités françaises plusieurs milliers de messages d’utilisateurs de SkyEcc[5] portant sur du trafic de stupéfiants. Suite à ça, l’interception des communications transitant par les serveurs SkyECC situés en France a été autorisée entre 2019 et 2020. Toutefois, si ces interceptions permettaient de capter le flux de données, les messages restaient indéchiffrables, faute d’accès aux clés de cryptage détenues uniquement sur les terminaux des utilisateurs[6]. Fin 2020, l’autorisation a été donnée de mettre en place une technologie dite « Man-in-the-Middle » (MITM) pour contourner cet obstacle. Concrètement, il s’agit d’un dispositif installé dans le centre de données et capable d’envoyer un message silencieux aux téléphones SkyECC afin d’obtenir les éléments cryptographiques nécessaires au décryptage des messages. Le dispositif MITM a été activé fin 2020 et, à partir de ce moment, les autorités ont pu obtenir les clés privées des utilisateurs, ce qui leur a permis de décrypter rétroactivement l’ensemble des communications interceptées, y compris celles antérieures à l’installation du MITM[7]. En mars 2021, une opération a permis la saisie de trois serveurs SkyECC en France[8].
C’est dans ce contexte que les preuves ayant permis de condamner le prévenu ont été recueillies. Saisie en appel, la Cour suprême du canton de Zurich devait déterminer si les données SkyECC avaient été obtenues licitement et si elles pouvaient être utilisées pour condamner le prévenu.
La Cour commence par rappeler que l’interception initiale des communications via les serveurs SkyECC situés en France relevait de la souveraineté française. En revanche, l’obtention des clés de décryptage grâce au dispositif MITM constituait une autre opération. Le dispositif envoyait en effet un message push invisible directement au téléphone de l’utilisateur afin de forcer l’appareil à transmettre ses éléments cryptographiques. Or, au moment où ce procédé a été utilisé, le prévenu et son téléphone se trouvaient en Suisse. La Cour en déduit que le dispositif MITM a eu des effets sur le territoire suisse, même si l’infrastructure matérielle était installée en France[9].
Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, un État étranger ne peut procéder à aucune mesure d’enquête sur le territoire suisse sans autorisation ou demande formelle d’entraide. Les actes d’investigations ayant des effets en Suisse, même s’ils sont réalisés depuis l’étranger, violent le principe de territorialité, pilier du droit pénal international. Dans de telles situations, les preuves recueillies sont absolument inexploitables[10] et doivent être détruites[11]. Or, aucune demande d’entraide n’avait été adressée à la Suisse pour permettre l’utilisation du dispositif MITM à l’encontre du prévenu. Pour la Cour, il s’agit d’une violation de la souveraineté suisse et de l’intégrité territoriale de la Suisse, et par conséquent, conformément à la jurisprudence du Tribunal fédéral, d’une violation du droit international public[12].
Le ministère public zurichois tentait d’invoquer l’art. 141 al. 2 CPP, qui permet l’exploitation de preuves recueillies de manière illicite ou en violation des règles de validité, lorsque l’élucidation d’infractions graves est en jeu et que l’exploitation de ces preuves est indispensable[13]. Les infractions à la Loi sur les stupéfiants, notamment celle visée à l’art. 19 al. 2 let. a LStup (infraction commise à de multiples reprises par le prévenu pour laquelle il a été déclaré coupable), sont considérées comme étant des infractions [1] graves[14]. Il s’agit donc d’infractions pour lesquelles on peut estimer que l’intérêt public à ce que les faits soient élucidés prime l’intérêt de la personne privé ayant commis l’infraction à ce que la preuve reste inexploitable lorsqu’elle a été obtenue de manière illicite ou en violation des règles de validité. Le caractère indispensable est également établi, car seules les données SkyECC ont permis de prouver le trafic de cocaïne commis par le prévenu[15]. Toutefois, la Cour rejette cette interprétation en rappelant la jurisprudence du Tribunal fédéral. Lors de cette décision en appel il est décidé que les données SkyECC sont inexploitables et doivent dès lors être retirées du dossier, puis détruites conformément à l’art. 277 al. 1 CPP en lien avec l’art. 141 al. 1 et 5 CPP[16].
Même si les autorités françaises avaient fait une demande d’entraide judiciaire visant à surveiller le téléphone SkyECC du prévenu par le biais du dispositif MITM, les autorités suisses n’auraient pas donné suite à cette demande[17]. Pour que les autorités suisses donnent suite à une telle demande, il faudrait, selon l’art. 269 al. 1 let. a CPP, qu’il y ait de graves soupçons laissant présumer que notamment une infraction à l’art. 19 al. 2 LStup est commise (infraction commise à de multiples reprises par le prévenu pour laquelle il a été déclaré coupable). Le juge doit se demander s’il existe, au moment de l’enquête, des indices sérieux de culpabilité permettant de justifier une telle mesure de surveillance[18]. Ces soupçons doivent non seulement reposer sur des circonstances et des éléments concrets, mais aussi faire apparaître une certaine probabilité de condamnation, sans toutefois qu’une certitude soit nécessaire[19]. Or, selon la Cour, au moment de la mise en place du dispositif MITM, il n’existait pas suffisamment de soupçons pour justifier une telle mesure de surveillance à l’encontre de tous les utilisateurs ayant recours à un téléphone SkyECC, soit quelques 170’000 utilisateurs[20].
Conséquences du recours contre cette décision
Le décryptage des données SkyECC, rendu possible en mars 2021, a mené à l’ouverture d’une soixantaine d’enquêtes en Suisse[21]. Il s’agit cependant uniquement de procédures déjà ouvertes. Selon un procureur zurichois, des centaines de pistes doivent encore être examinées avant d’être transmises aux autorités compétentes pour l’ouverture d’une enquête[22].
Un recours devant le Tribunal fédéral qui confirmerait cette décision de la Cour mettrait ainsi en péril les enquêtes en cours et futures. En effet, une telle décision ferait jurisprudence pour les autres enquêtes ouvertes après avoir eu accès aux données SkyECC, notamment dans les cas où le dispositif MITM aurait également déployé ses effets sur le territoire suisse, en violation de la souveraineté suisse. Dans ce cas, si le Tribunal fédéral confirme le fait que ces preuves ne peuvent pas faire l’objet d’une exception sens de l’art. 141 al. 2 CPP, alors l’ensemble des données SkyECC recueillies de la sorte devraient être considérées comme absolument inexploitables, indépendamment de la gravité des infractions concernées ou du caractère indispensable de ces preuves pour élucider l’infraction. Les autorités seraient alors contraintes de retirer ces éléments de leurs dossiers.
Maéva Crausaz
[1] PC CPP – Moreillon/Parein-Reymond, CPP 141 N 13 et 13b.
[2] PC CPP – Moreillon/Parein-Reymond, CPP 141 N 10.
[3] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. I 1.
[4] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 2.1.
[5] SkyECC est une application de messagerie chiffrée qui fonctionne sur des téléphones spécialement configurés et qui est basée sur un serveur. Elle permettait d’assurer une communication sécurisée grâce à des téléphones modifiés dont les données et les codes de décryptage restaient exclusivement sur le téléphone de l’utilisateur, cf. Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 1.2.
[6] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 2.2 et 2.3.
[7] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 2.4 et 2.5.
[8] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 2.5.
[9] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 4.3 et 4.4.
[10] ATF 146 IV 36 consid. 2 ; TF, 7B_120/2022, 5 octobre 2023, consid. 2.4.2, 2.4.2.1.
[11] ATF 146 IV 36 consid. 2.5.
[12] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 4.5 ; ATF 146 IV 36 consid. 2.2.
[13] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 5.1.
[14] TF, 6B_490/2013, 14 octobre 2013, consid. 2.4.2.
[15] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 5.1.
[16] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. III 5.2.
[17] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. IV 1.3.2.
[18] CPP annoté – Perrier Depeursinge, CPP 269.
[19] BSK StPO/JStPO – Jean-Richard-dit-Bressel, CPP 269, N 34 ; ATF 122 I 182, consid. 5 b) aa).
[20] Cour suprême du canton de Zurich, du 15 août 2025, SB140422, consid. IV 1.2.5.
[21] Swissinfo, Les mafias sont bien implantées en Suisse, dit la cheffe de fedpol.
[22] Brönnimann/Knellwolf, Un verdict pourrait faire basculer des centaines d’affaires pénales.
Bibliographie
Brönnimann Christian/Knellwolf Thomas, Un verdict pourrait faire basculer des centaines d’affaires pénales, in24heures.ch, publié le 3 novembre 2025, accessible sur <https://www.24heures.ch/tribunal-federal-un-verdict-pourrait-faire-basculer-des-affaires-penales-845751534068> (07.11.2025).
Moreillon Laurent/Parein-Reymond Aude, Petit commentaire Code de procédure pénale, 3e éd., Bâle (Helbing Lichtenhahn) 2025 (cité : PC CPP – Auteure).
Niggli Marcel Alexander/Heer Marianne/Wipächtiger Hans, Schweizerische Strafprozessordnung/Jugendstrafprozessordnung – StPO/JStPO, 3e éd., Bâle (Helbing Lichtenhahn) 2023 (cité : StPO/JStPO – Auteure).
Perrier Depeursinge Camille, Code de procédure pénale suisse – CPP annoté, 2e éd., Bâle (Helbing Lichtenhahn) 2020 (cité : CPP annoté – Auteure).
Swissinfo, Les mafias sont bien implantées en Suisse, dit la cheffe de fedpol, in swissinfo.ch, publié le 17 avril 2024, accessible sur <https://www.swissinfo.ch/fre/les-mafias-sont-bien-implant%c3%a9es-en-suisse%2c-dit-la-cheffe-de-fedpol/75881994> (19.11.2025).
Arrêts cités
ATF 122 I 182.
ATF 146 IV 36.
Arrêt du Tribunal fédéral 6B_490/2013 du 14 octobre 2013.
Arrêt du Tribunal fédéral 7B_120/2022 du 5 octobre 2023.
Cour suprême du canton de Zurich, Décision du 15 août 2025, SB240422.
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