Les lanceurs d’alerte : quand le droit international échoue à protéger ceux qui dénoncent

Les lanceurs d’alerte : quand le droit international échoue à protéger ceux qui dénoncent

Le sociologue Francis Chateauraynaud définit le lanceur d’alerte comme étant « toute personne ou groupe qui rompt le silence pour signaler, dévoiler ou dénoncer des faits, passés, actuels ou à venir, de nature à violer un cadre légal ou réglementaire ou entrant en conflit avec le bien commun ou l’intérêt général » [1].

Au cours de cette dernière décennie, d’importantes affaires d’ampleur internationale portées par ces lanceurs d’alerte ont vu le jour. Mués par un sentiment de devoir et de citoyenneté, ces individus ont renoncé au confort de leur vie quotidienne pour révéler des scandales d’intérêt général. Parmi les cas récents ayant provoqué un remous médiatique et politique, nous pouvons citer celui de Julian Assange, qui à travers Wikileaks, a révélé les crimes de guerre commis par l’armée américaine en Afghanistan et en Irak[2]; celui d’Edward Snowden, qui a dénoncé les vastes programmes de surveillance mondiale illégale de la NSA[3] ; ou encore celui de Frances Haugen, ancienne employée de Facebook, qui a mis en lumière la négligence de l’entreprise face aux effets nocifs de ses réseaux sociaux[4].

Pourtant, malgré l’intérêt public certain à la mise en lumière de ces faits, le traitement médiatique et surtout juridique réservé aux whistleblowers reste souvent dur et répressif. Face à ce constat, il convient de se demander si le droit international protège réellement les lanceurs d’alerte et, si oui, quelle est l’étendue de cette protection.



Un cadre juridique fragmenté et limité

Affirmer que la protection législative internationale des lanceurs d’alerte est très peu développée est un euphémisme. À ce jour, aucune convention n’est spécifiquement dédiée à leur protection. Les quelques garanties de protection existantes sont dispersées entre différentes normes internationales et régionales, et se limitent à certains domaines particuliers. 

Les principaux traités internationaux prévoyant une protection pour les lanceurs d’alerte sont la Convention pénale du Conseil de l’Europe contre la corruption adoptée en 2002[5], et la Convention des Nations Unies contre la corruption adoptée en 2003[6]. Ces dernières prévoient une protection accrue des personnes qui révèlent des faits de corruption, mais leur champ d’application reste limité à ce domaine spécifique.

Ainsi, en dehors du domaine de la corruption, les lanceurs d’alerte restent exposés à des risques importants et ne bénéficient pas d’une vraie protection internationale. Face à ce vide juridique, certaines initiatives régionales se sont mises en place afin de combler cette lacune.

Quid des initiatives régionales ?  

La Directive 2019/1937 de l’Union européenne sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union est l’avancée la plus notable en termes de protection des lanceurs d’alerte.  Cette dernière impose aux pays membres d’instaurer des normes nationales garantissant une protection concrète et étendue aux auteurs de signalements de violations du droit européen. Son champ d’application est large, couvrant des domaines tels que les atteintes environnementales, la sécurité des produits, ou encore la protection de la vie privée et des données à caractère personnel. Cette protection s’applique indépendamment du secteur d’activité, du statut professionnel et de la rémunération de l’auteur[7].

Toutefois, cette protection demeure partielle. D’une part, elle exclut de son champ de protection les signalements relatifs à la défense ou à la sécurité nationale, domaines qui restent soumis à la souveraineté des États membres[8]. D’autre part, bien qu’elle soit contraignante sur les objectifs à atteindre, chaque État est libre d’exécuter ses obligations comme il l’entend. Ceci a pour résultat d’entraîner des inégalités dans la transposition et l’effectivité de la protection au sein même de l’Union, ce qui va à l’encontre de l’objectif initial qui est d’offrir une protection homogène et équitable.

La primauté des intérêts étatiques sur la protection des lanceurs d’alerte

Sur le plan des droits fondamentaux, la liberté d’expression garantie par la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) n’est guère suffisante pour protéger les lanceurs d’alerte. La Convention permet des restrictions importantes à la liberté d’expression dans les cas de divulgations relatives à la sécurité nationale, à la sûreté publique ou encore à l’intégrité territoriale[9]. La latitude offerte par le droit international permet aux États d’aménager leur législation à leur guise, privant souvent les lanceurs d’alerte de toute protection dans ces secteurs sensibles, les exposant ainsi à des sanctions juridiques.

Pourtant, ces domaines sont loin d’être exempts de comportements illégaux, de malversations et de pratiques contraires à la volonté générale. Les cas d’Edward Snowden et de Julian Assange illustrent bien ce problème.  Tous deux sont poursuivis pour espionnage par la justice américaine pour avoir révélé des violations graves du droit international et ont dû s’exiler à l’étranger afin d’échapper à la prison. Dans ces cas extrêmes, les lanceurs d’alerte sont perçus comme des criminels et des traîtres, et sont pointés du doigt dans les médias. L’appareil répressif mis en place autour d’eux vise à faire d’eux des exemples afin de dissuader d’autres personnes de dénoncer les abus les plus graves de l’État.

Le traitement réservé aux lanceurs d’alerte dans ces affaires met en exergue la fragilité persistante de leur statut face aux intérêts étatiques.

Volonté internationale mais absence d’obligation : un cadre encore insuffisant

Le besoin d’une législation plus protectrice des lanceurs d’alerte s’est fait ressentir dès 2014 avec l’adoption par le Conseil de l’Europe de la recommandation CM/Rec (2014)7. Ce texte met en place plusieurs principes visant à guider les États membres dans l’instauration d’un cadre législatif et judiciaire interne garantissant la protection des droits et intérêts des lanceurs d’alerte. L’objectif est de permettre aux lanceurs d’alerte de s’exprimer librement, en toute sécurité et sans risque de représailles en prévoyant des mécanismes de signalement internes aux organisations et entreprises, externes via les autorités publiques ou par l’intermédiaire des médias[10].

Cependant, la portée de cette recommandation est bien plus limitée que celle de la Directive 2019/1937 puisqu’elle n’est pas contraignante et, conformément à l’approche du droit international actuel, elle admet que les États peuvent restreindre la protection des révélations relatives à la sécurité nationale, la défense, le renseignement, l’ordre public ou les relations internationales[11].


Ainsi, malgré une volonté de renforcer la protection des lanceurs d’alerte, la recommandation reproduit les failles du droit international en laissant aux États une marge d’appréciation quant à l’étendue de la protection.

Conclusion

S’il est vrai que le droit international reconnaît l’importance de la protection des lanceurs d’alerte, il n’en reste pas moins largement insuffisant et n’est pas en mesure de garantir une protection effective actuellement. Bien que certaines normes existent, elles sont restreintes à des domaines spécifiques, comme la lutte contre la corruption, pas suffisamment contraignantes et laissent des secteurs sensibles, notamment en matière de sécurité nationale, sans véritable garantie. Ainsi, il est capital que l’ordre juridique international mette en place une réglementation contraignante et complète dédiée à assurer la sécurité juridique des lanceurs d’alerte quelle que soit la nature des informations révélées.

Anggy Grossrieder


[1] Francis Chateauraynaud, « Lanceur d’alerte », in CASILLO I. et alii (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013).

[2] https://www.aljazeera.com/news/2024/6/25/julian-assange-timeline-a-criminal-or-a-hero

[3] https://www.whistleblowers.org/news/the-case-of-edward-snowden/

[4] https://information.tv5monde.com/international/facebook-il-faut-comprendre-que-cest-dangereux-de-laisser-son-enfant-naviguer-sur-ce

[5] https://rm.coe.int/168007f3f8

[6]https://www.unodc.org/res/ji/import/international_standards/united_nations_convention_against_corruption/uncac_french.pdf

[7] https://eur-lex.europa.eu/eli/dir/2019/1937/oj?locale=fr

[8] Ibid

[9] https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1974/2151_2151_2151/fr

[10] https://rm.coe.int/16807096c8

[11] Ibid


Bibliographie :

Ouvrage :

Francis Chateauraynaud, « Lanceur d’alerte », in I. Casillo et alii (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013.

Textes juridiques :

Conseil de l’Europe, Convention pénale sur la corruption, adoptée en 2002, disponible sur : https://rm.coe.int/168007f3f8.

Nations Unies, Convention des Nations Unies contre la corruption, adoptée en 2003, disponible sur :https://www.unodc.org/res/ji/import/international_standards/united_nations_convention_against_corruption/uncac_french.pdf.

Conseil de l’Europe, Recommandation CM/Rec(2014)7 du Comité des Ministres aux États membres sur la protection des lanceurs d’alerte, 2014, disponible sur : https://rm.coe.int/16807096c8.

Union européenne, Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, disponible sur : https://eur-lex.europa.eu/eli/dir/2019/1937/oj?locale=fr.

Conseil de l’Europe, Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), disponible sur : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1974/2151_2151_2151/fr.

Articles :

Al Jazeera, « Julian Assange timeline: A criminal or a hero? », 25 juin 2024, disponible sur : https://www.aljazeera.com/news/2024/6/25/julian-assange-timeline-a-criminal-or-a-hero.

National Whistleblower Center, « The Case of Edward Snowden », disponible sur : https://www.whistleblowers.org/news/the-case-of-edward-snowden/.

TV5Monde, « Facebook : « Il faut comprendre que c’est dangereux de laisser son enfant naviguer sur ce réseau » – Interview de Frances Haugen », disponible sur : https://information.tv5monde.com/international/facebook-il-faut-comprendre-que-cest-dangereux-de-laisser-son-enfant-naviguer-sur-ce.


Source de l’image : https://www.pexels.com/fr-fr/photo/bureau-ecrite-typographie-retro-12220471/


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