Un tournant pour la justice au Darfour (Soudan) : le procès Abd-Al-Rahman

Un tournant pour la justice au Darfour (Soudan) : le procès Abd-Al-Rahman

Le conflit au Darfour, dans l’ouest du Soudan, a débuté officiellement en février 2003 avec la montée des tensions entre le gouvernement soudanais et plusieurs groupes rebelles. Ces derniers, notamment le Mouvement/Armée de Libération du Soudan (ci-après : MLS/ALS) et le Mouvement pour la Justice et l’Égalité (ci-après : MJE), issus principalement des populations non-arabes marginalisées, dénonçaient la marginalisation politique et socio-économique de la région ainsi qu’un contrôle discriminatoire par le gouvernement[1]. Cette guerre civile visait une meilleure répartition des richesses et des ressources ainsi qu’une plus grande représentation politique pour les peuples du Darfour.



En réponse, le gouvernement soudanais, dirigé alors par Omar el-Béchir, a armé et soutenu les milices arabes, en particulier les Janjawids[2], pour une campagne de terre brûlée de bombardements aériens et de raids.

Ces milices ont mené une campagne de terreur systématique contre les communautés civiles afro-soudanaises perçues comme soutenant les rebelles. Cette situation s’est traduite par des massacres, des viols collectifs, des pillages et la destruction de villages.

Le conflit s’est rapidement aggravé, provoquant le déplacement massif de millions de personnes et des dizaines de milliers de morts, qualifiée par les Nations unies comme l’une des pires crises humanitaires du XXIe siècle.

Le recours massif aux milices et la politique de « nettoyage ethnique » ont conduit à des accusations de crimes contre l’humanité et de génocide, posant les bases du procès d’Ali Abd-Al-Rahman devant la Cour pénale internationale (ci-après : CPI).

Le rôle d’Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman et les faits reprochés

Ali Muhammad Ali Abd al-Rahman, connu sous le nom de guerre Ali Kushayb est une figure centrale dans l’un des chapitres les plus sombres du conflit au Darfour. Ancien chef principal de la milice janjawid, il est la première personne jugée par la CPI pour les atrocités commises dans cette région entre août 2003 et avril 2004.

Son rôle ne se limitait pas à diriger des unités de miliciens sur le terrain, mais incluait également la coordination d’opérations conjointes avec les Forces armées soudanaises contre les populations civiles.

Les faits reprochés à Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman englobent 31 chefs d’accusation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, en raison de leur caractère généralisé et systématique. Il est accusé d’avoir participé à des meurtres de civils, à l’utilisation du viol et de la violence sexuelle comme arme de guerre, à des actes de torture et de traitements cruels ou inhumains, ainsi qu’à la persécution de populations sur des bases ethniques. Des témoignages évoquent également le pillage et la destruction de villages entiers, ainsi que le déplacement forcé de milliers de personnes. Ces crimes ont été perpétrés directement ou en co-perpétration lors des opérations de Mukjar, Deleig, Kodoom et Bindisi, dans le cadre d’attaques systématiques contre les populations Fur, Zaghawa et Masalit.

Les « lois de l’humanité » servent depuis la fin du XIXe siècle de fondement à deux catégories de sanctions. D’une part, elles encadrent les atteintes liées à la guerre, relevant du jus in bello, c’est-à-dire les droits fondamentaux des belligérants et des civils pendant le conflit. D’autre part, elles sanctionnent les atteintes hors guerre associées aux droits humains fondamentaux[3].

La responsabilité pénale d’Abd-Al-Rahman repose sur son rôle de commandement, engageant sa culpabilité en tant que perpétrateur direct, co-perpétrateur ou supérieur hiérarchique, conformément à l’article 25 du Statut de Rome de la CPI.

Le dossier repose sur un ensemble de preuves, incluant des témoignages, des documents et des éléments matériels, examinés conformément aux règles de preuve et au droit applicable. La qualification juridique des actes dépend de l’interprétation de ces éléments par la Chambre, marquant une étape cruciale dans la quête de justice pour les victimes du conflit au Darfour.

Le déroulement du procès et le jugement

Ali Muhammad Ali Abd al-Rahman s’est rendu volontairement en République centrafricaine avant d’être jugé par la CPI à La Haye, aux Pays-Bas.

Première personne poursuivie, en tant qu’accusé, pour les atrocités commises au Darfour, il a plaidé non coupable lors de l’ouverture de son procès le 5 avril 2022, niant être « Ali Kushayb »[4]. Cependant, la Cour a établi au-delà de tout doute raisonnable son identité, son rôle hiérarchique et sa participation aux crimes, sur la base de 1 521 éléments de preuve et des dépositions de témoins.

Après l’audience de confirmation des charges du 24 au 26 mai 2021, la Chambre préliminaire II a confirmé le 9 juillet 2021, toutes les charges portées par le Procureur à l’encontre de M. Abd-Al-Rahman et l’a renvoyé en procès.

Après cette audience, un jugement sera rendu, soit la décision prise dans laquelle les juges déclarent si l’accusé est pénalement responsable. Trois décisions différentes peuvent être prises : l’acquittement, la condamnation complète, la condamnation partielle si seulement certaines accusations ont été approuvées. 

Le jugement en audience publique a débuté le 5 avril 2022 à la CPI devant la Chambre de première instance I.

Le 6 octobre 2025, la Chambre de première instance I de la CPI a déclaré Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman coupable de 27 chefs de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, conformément à l’article 74 du Statut de Rome, qui exige que la culpabilité soit prouvée hors de tout doute raisonnable. Le procès, régi par le principe de présomption d’innocence, s’est appuyé sur les témoignages, documents et éléments matériels présentés par l’accusation, la défense et les victimes.

À la suite de ce verdict, une audience pour déterminer la peine, prévue du 17 au 21 novembre 2025, statuera sur une possible peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 30 ans ou à perpétuité, conformément à l’article 76 du Statut de Rome.

Par ailleurs, étant donné que le jugement a abouti à une condamnation au CPI, les victimes ayant subi un préjudice auront droit à une indemnisation individuelle ou collective. Cette indemnisation n’est pas seulement un moyen financier d’aider les victimes, mais aussi une reconnaissance officielle de leurs souffrances vers une restauration de la dignité.

Conclusion

Ce jugement, rendu après plusieurs années d’enquête, marque un tournant majeur dans la quête de justice pour les atrocités commises au Darfour. Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman est devenu la figure emblématique de la mise en cause individuelle des chefs de milices responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dans la période critique de 2003 à 2004. Le verdict, rendu par la CPI, s’inscrit dans le cadre du droit international pénal où la responsabilité pénale peut être engagée à travers divers modes – perpétrateur direct, co-perpétrateur ou supérieur hiérarchique –. La condamnation sur 27 chefs confirme que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité peuvent être poursuivis au niveau international, même lorsque les épisodes de violence se sont déroulés dans des zones reculées et marquées par des dynamiques confessionnelles et ethniques. Le procès a reposé sur un corpus de preuves solide et varié – témoins, documents et éléments matériels – examiné selon les règles de preuve en vigueur et le droit applicable, confirmant que la justice peut progresser malgré les décennies et les défis inhérents à l’établissement de la vérité dans des conflits prolongés. Le déroulement de l’audience et la préparation de la peine, prévu après le verdict, illustrent l’équilibre entre la recherche de justice et les impératifs des droits de la défense. Cette affaire réaffirme l’engagement du droit international à protéger les droits fondamentaux des civils.

Si ce jugement constitue une reconnaissance symbolique et historique pour les communautés du Darfour, il souligne également l’importance du droit international comme instrument pour faire triompher la justice là où la violence avait longtemps prévalu. Cela transmet un message sans équivoque : la justice est possible et les crimes de guerre ne passent pas inaperçus.

Delphine Troccaz


[1]  Lefkow/Rone, p. 10.

[2]  Le terme fait référence à des cavaliers armés. Un arabophone a expliqué à Human Rights Watch que “jan” évoquait le fusil et “jawid” le cheval.

[3] Garibian Sévane, Le crime contre l’humanité au regard des principes fondateurs de l’Etat moderne : Naissance et consécration d’un concept in CG – Collection genevoise, 2009, p. 60-79

[4] ICC-02/05-01/20, Mémoire préalable au procès du 4 mars 2022, paragraphe 18.


Bibliographie

Document contenant les Charges : 5ICC-02/05-01/20-325-Anx1-Corr2-Red.

Mémoire préalable au procès du 4 mars 2022, n° ICC-02/05-01/20, de la Cour pénale internationale.

Garibian Sévane, Le crime contre l’humanité au regard des principes fondateurs de l’Etat moderne : Naissance et consécration d’un concept in CG – Collection genevoise, 2009, p. 60-79.

Lefkow Leslie/Rone Jemera, Human Rights Watch, vol. 16 n°4, avril 2004.


Source de l’image : https://www.pexels.com/fr-fr/photo/photo-en-gros-plan-de-marteau-en-bois-5668473/


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