Le devoir conjugal : origine et évolution

Le devoir conjugal : origine et évolution

Le 23 janvier 2025, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a rendu un arrêt condamnant la France pour violation du droit au respect de la vie privée et familiale. En effet, un divorce pour faute avait été prononcé en 2019, fondé uniquement sur le fait que la requérante avait cessé d’entretenir des relations intimes avec son époux[1]

En examinant la jurisprudence en France, on constate que ce n’est pas un cas isolé. Le 1er février 2012, la Cour de cassation a rendu un arrêt significatif prononçant un divorce pour faute en invoquant notamment le refus de toute relation sexuelle de la part de l’épouse[2].  

Ces affaires soulèvent une problématique importante dans notre société : qu’est-ce que le devoir conjugal, d’où vient-il et quel rôle la CEDH a-t-elle joué dans son interprétation du 23 janvier 2025 ? 



Origine et évolution

Le devoir conjugal défini par le Larousse[3], comme une « obligation réciproque de se prêter à l’union charnelle », trouve ses racines dans des conceptions historiques profondément influencées par l’Église.  À une époque où le mariage était considéré comme un sacrement, l’idée prévalait que les corps des époux s’appartenaient mutuellement, avec pour objectif la cohabitation, l’union intime et la création d’une famille[4]. Au début du XVII siècle, on estimait que les hommes percevaient mieux que les femmes leurs désirs « d’accouplement »[5]. Dans ce contexte, à la Renaissance, l’impuissance sexuelle était l’un des rares motifs d’annulation de mariage. Les femmes pouvaient alors dénoncer leur mari, qui était contraint de se soumettre à des examens médicaux et à un « congrès », c’est-à-dire l’obligation d’accomplir l’acte sexuel devant des experts médicaux et juges ecclésiastiques[6]. Cette notion a traversé les siècles et, d’une certaine manière, demeure encore présente aujourd’hui. Toutefois, avec les récentes évolutions sociales, comme les prises de conscience et les dénonciations, des perspectives plus respectueuses des libertés individuelles commencent à émerger. Néanmoins, le chemin reste encore long pour faire progresser les choses, il ne suffit pas de lois, il est essentiel de favoriser une véritable évolution des mentalités.

France

La question des obligations conjugales en matière de sexualité s’inscrit dans un cadre juridique et social en perpétuelle évolution. Si l’histoire a progressé, le Code civil français, à l’article 215, énonce que « [l]es époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie »[7]. Bien que le devoir conjugal ne soit pas explicitement mentionné dans le droit français, il est néanmoins interprété ainsi par les juges[8]. Un exemple significatif peut être trouvé dans un arrêt de 2011, où un homme a été condamné à verser EUR 10’000.- de dommages et intérêts à son épouse en raison de l’absence de relations sexuelles sans raison valable[9]. Le mariage a longtemps été perçu comme un engagement impliquant, de manière implicite, le consentement à toutes les obligations liées à la vie conjugale, y compris sexuelles[10]. Cette norme sociale reste profondément enracinée dans les mentalités et fait partie intégrante de la définition du mariage.

Le cas de la Suisse

En Suisse, le Code pénal, en vigueur depuis le 1er janvier 1942, définit le viol comme un acte contraignant une femme, hors mariage, à subir un acte sexuel[11]. Cette définition excluait donc la possibilité de considérer le viol au sein du mariage et se limitait exclusivement aux femmes[12]. Ainsi, une femme mariée ne pouvait pas être considérée victime de viol au sein de son couple. Entre 1973 et 1976, les articles relatifs aux infractions sexuelles ont été révisés, permettant désormais de reconnaître le viol entre époux, bien que celui-ci ne puisse être poursuivi que sur plainte, contrairement au viol hors mariage, qui était poursuivi d’office[13]. Ce n’est qu’à partir du 1er avril 2004 que le viol entre époux est devenu passible de poursuites d’office[14]. Marta Roca i Escoda, professeure à Lausanne, a mené une étude intitulée « Du devoir marital au viol conjugal : étude sur l’évolution du droit pénal suisse ». Elle explique, qu’avant les années 2000, pour obtenir un divorce, il était nécessaire de prouver une faute de l’un des époux, et l’absence de relations sexuelles était parfois citée comme un élément à charge[15]. Dans les années 1960, de nombreux juges considéraient que l’absence prolongée de rapports sexuels était un signe de la fin de la vie maritale[16]. Après 2000, l’introduction du divorce par consentement mutuel a simplifié la procédure, permettant aux couples de divorcer simplement après deux ans de séparation, sans avoir à démontrer une faute[17]. La notion de faute subsiste, mais elle concerne désormais principalement les cas de violence conjugale[18].

Position de la CEDH

Nous allons maintenant examiner l’arrêt rendu par la CEDH le 23 janvier 2025. Ce dernier concerne un divorce prononcé en France, en raison de la faute exclusive de l’épouse, qui avait refusé toute relation sexuelle pendant plus de dix ans[19]. Le divorce avait été prononcé en première instance et confirmé à la cour d’appel. L’époux invoquait le devoir conjugal, tandis que l’épouse a contesté la décision devant la Cour de cassation, qui a rejeté son recours. Elle a alors saisi la CEDH[20]. Le divorce a été prononcé à ses torts exclusifs, car elle avait manqué à son devoir conjugal lui refusant toute relation sans raison valable. Bien que des motifs de santé pouvaient justifier un tel refus[21], la cour d’appel a estimé que ces raisons ne justifiaient pas une période d’abstinence aussi prolongée[22].

La CEDH a conclu que la France avait violé l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme[23], qui prévoit[24] :

  1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
  2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

La Cour rappelle d’abord que la notion de « vie privée » inclut la vie sexuelle[25], et que la réaffirmation du devoir conjugal, ainsi que le prononcé du divorce pour faute en raison de l’absence de relations sexuelles, représentent une ingérence dans le droit de la femme au respect de sa vie privée, de sa liberté sexuelle et de son droit de disposer de son corps[26]. Une ingérence est définie comme une « [i]ntervention non désirée dans les affaires personnelles par une tierce partie »[27]. La Cour constate que la France a fondé sa décision sur une jurisprudence ancienne de la Cour de cassation, selon laquelle les époux sont tenus à un devoir conjugal, et que son non-respect peut justifier le divorce[28]. Cette jurisprudence, datant de 1997, n’a jamais été modifiée et reste donc toujours en vigueur[29]. La Cour précise que le droit français ne considère pas tous les refus comme fautifs, laissant aux juges la responsabilité de déterminer si un refus constitue une violation [30].  

Cependant, elle souligne que lorsque les ingérences concernent des aspects aussi intimes de la vie privée, la marge d’appréciation laissée aux États doit être étroite[31]. Pour la Cour, le devoir conjugal, tel qu’interprété par la jurisprudence française, ne prend pas en compte le consentement aux relations sexuelles, ce qui peut être considéré comme une forme de violence sexuelle[32]. Pour elle, une telle obligation matrimoniale est incompatible avec la liberté sexuelle et le droit de disposer de son corps[33]

Le consentement au mariage ne doit pas être interprété comme un consentement à des relations sexuelles futures, car une telle justification pourrait enlever au viol conjugal son caractère répréhensible[34].

Cette condamnation a des répercussions pour la France, les juges français doivent, dès à présent, abandonner l’interprétation du devoir conjugal, car la CEDH s’applique en France sans qu’il soit nécessaire de modifier la loi[35]. Début mars, le parti politique La France Insoumise a déposé une proposition visant à abroger le devoir conjugal et à clarifier cette norme dans le Code civil français[36]. Cette jurisprudence s’applique également à la Suisse, qui a ratifié la Convention en 1974[37].

Conclusion

En conclusion, le devoir conjugal, bien ancré depuis de nombreuses années, perdure encore aujourd’hui. Cependant, grâce à cet arrêt, nous pouvons espérer un changement de mentalités qui pourrait faire évoluer la perception des relations conjugales et intimes. Cette décision marque un tournant dans notre façon de concevoir le couple et le respect des droits individuels. Il sera essentiel de rester vigilants face aux futures évolutions dans les législations nationales. Cela soulève également la question de l’évolution des normes sociales dans d’autres pays et du rôle croissant de la jurisprudence internationale dans la redéfinition des droits individuels au sein du couple.

Gwenaëlle Viglino


[1] https://www.echr.coe.int/fr/w/judgment-concerning-france-17 (consulté le 9 mars 2025).

[2] Cass. Civ. I, n°11-14.822, 1er février 2012.

[3] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/conjugal/18254 (consulté le 15 mars 2025).

[4] RTS.

[5] Kaufmann p. 44.

[6] Steinberg p. 188-190.

[7] France, Code civil art. 215. 

[8] RTS.

[9] CAA, n°09/05752, 03 mai 2011. 

[10] RTS. 

[11] Code pénal suisse de 1942. 

[12] Voir cet article pour plus d’informations, https://lawcareerstart.ch/le-viol-en-droit-suisse-une-reforme-necessaire/.

[13] Marta Roca I Escoda.

[14] Code pénal du 1er avril 2004. 

[15] RTS.

[16] RTS.

[17] Art. 115 CC.  

[18] RTS. 

[19] https://theconversation.com/vers-la-fin-du-devoir-conjugal-en-france-248217 (consulté le 15 mars 2025).

[20] RTS.

[21] H.W.c, consid. 24. 

[22] H.W.c, consid. 14.

[23] H.W.c, consid. 93.

[24] Art. 8 CEDH.

[25] H.W.c. consid. 62.

[26] H.W.c. France consid. 71.

[27]https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1687#:~:text=Intervention%20non%20désirée%20dans%20les,%2C%20culturelle%2C%20religieuse%2C%20humanitaire(consulté le 15 mars 2025).

[28] H.W.c, consid. 76.

[29] H.W.c, consid. 76.

[30] H.W.c, consid. 78.

[31] H.W.c, consid. 85.

[32] H.W.c, consid. 86.

[33] H.W.c, consid. 89.

[34] H.W.c, consid. 91.

[35] RTS.

[36] https://www.lefigaro.fr/politique/la-france-insoumise-depose-une-proposition-de-loi-pour-abroger-le-devoir-conjugal-20250307 (consulté le 9 mars 2025).

[37]https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/politique-exterieure/organisations-internationales/conseil-europe/convention-europeenne-droits-homme.html (consulté le 9 mars 2025).


Bibliographie : 

Site : 

https://www.echr.coe.int/fr/w/judgment-concerning-france-17 (dernière consultation le 15.02.2025)

https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/conjugal/18254 (dernière consultation le 15.02.2025)

https://www.lefigaro.fr/politique/la-france-insoumise-depose-une-proposition-de-loi-pour-abroger-le-devoir-conjugal-20250307(dernière consultation le 15.02.2025)

https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/politique-exterieure/organisations-internationales/conseil-europe/convention-europeenne-droits-homme.html (dernière consultation le 15.02.2025)

https://theconversation.com/vers-la-fin-du-devoir-conjugal-en-france-248217(dernière consultation le 15.02.2025)

https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1687#:~:text=Intervention%20non%20désirée%20dans%20les,%2C%20culturelle%2C%20religieuse%2C%20humanitaire(dernière consultation le 15.02.2025)

Arrêt :

Cass. Civ. I, n°11-14.822, 1er février 2012 

CAA, n°09/05752, 03 mai 2011.

CourEDH, 23 janvier 2025, affaire H.W.c. France, n°13805/21.

Interview :

RTS : C’est quoi, le devoir conjugal ?, Le point J. (https://www.rts.ch/audio-podcast/2025/audio/c-est-quoi-le-devoir-conjugal-28789237.html)

Livre :

Kaufmann Jean-Claude, Pas envie ce soir, Éditions les liens qui libèrent, 2021.

Steinberg Sylvie, Une histoire des sexualités, PUF, 2018.

Autre :

Roca Escoda  Marta, Du devoir marital au viol conjugal. Étude sur l’évolution du droit pénal suisse, 2018.


Source de l’image : Dessin par Thierry Viglino


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