Parmi les infractions pénales, le viol est sans doute le plus sujet à débat. Atteinte grave à l’intimité sexuelle d’une personne, subir un viol est un lourd traumatisme. La loi a donc un devoir d’autant plus important de rendre justice aux victimes.
Des mouvements politiques et sociaux récents, notamment le mouvement Me Too, ont incité de nombreux pays à adapter la législation aux considérations morales de notre époque, et à ratifier des conventions internationales telle que la Convention d’Istanbul de 2011. En Suisse, un avant-projet réformant certains aspects des infractions contre l’intégrité sexuelle a été soumis à la consultation en début d’année.
Cet article tente d’apporter quelques informations sur la réforme, en commençant par exposer le cadre législatif actuel concernant le viol en Suisse, puis comparant ce droit aux législations de certains autres pays et au droit international, et enfin en examinant en quoi l’avant-projet de la réforme permet – ou non – de résoudre certaines lacunes du droit suisse. En définitive, un changement de mentalité est nécessaire quant au viol : il faudrait considérer le viol comme une atteinte à l’autodétermination sexuelle plutôt qu’une contrainte comparable au brigandage.
ETAT DU DROIT FÉDÉRAL SUISSE
Examinons dans un premier temps la définition du viol en droit suisse, située à l’art. 190 al. 1 CP : « Celui qui, notamment en usant de menace ou de violence, en exerçant sur sa victime des pressions d’ordre psychique ou en la mettant hors d’état de résister, aura contraint une personne de sexe féminin à subir l’acte sexuel, sera puni d’une peine privative de liberté de un à dix ans. »
Viol et contrainte sexuelle
On note plusieurs éléments constitutifs, le plus évident étant que seule « une personne de sexe féminin » peut subir un viol juridiquement parlant. En outre, ce viol n’est valable que s’il y a eu un « acte sexuel ». Contrairement à l’acte analogue à l’acte sexuel, ou l’acte d’ordre sexuel, cet acte exige la pénétration d’un pénis dans un vagin – signifiant qu’une pénétration anale ou buccale forcée ne serait pas constitutive d’un viol, de même pour l’insertion des doigts ou d’objets dans le corps de la victime[1].
Ainsi, toute contrainte ou coercition à des actes analogues à l’acte sexuel ou actes d’ordre sexuel relèveront éventuellement de la contrainte sexuelle (art. 189 CP). Une condamnation pour contrainte sexuelle ne garantit pas la prison, étant également punissable d’une peine pécuniaire.
Question du consentement
En vertu des art. 189 et 190 CP, un viol ne peut être qualifié sans une pression d’ordre psychique ou physique.
La pression psychique requise pour constituer un viol doit être forte. Comme le spécifie le Tribunal fédéral en 2011, « [t]out comportement causal entraînant un rapport sexuel non désiré ne constitue pas un viol. La pression psychologique que l’auteur doit exercer en créant une situation de contrainte doit être d’une intensité particulière compte tenu du caractère violent des art. 189 et 190 CP. Il n’est pas nécessaire qu’elle conduise à l’incapacité de la victime à résister. Toutefois, l’impact doit être considérable et atteindre une intensité comparable à l’usage de la force ou de la menace » [2].
Dans ce même arrêt, et suivant une jurisprudence établie, le Tribunal fédéral indique en outre que « [l]a violence au sens des art. 189 al. 1 CP ou 190 al. 1 CP suppose un impact physique sur la victime qui vise à briser la résistance qui a été ou qui est attendue »[3].
Sans preuve de violence, de menaces ou de pressions psychologiques intenses, il n’est donc pas possible de qualifier un rapport sexuel non-consenti de viol en droit pénal suisse – un simple « non » ne suffit pas, et le consentement de la victime est présumé. Cette conception du viol est à notre sens inappropriée car le vice du viol ne se situe pas dans la violence ou la contrainte, mais plutôt dans le non-respect de la liberté sexuelle d’autrui. Un seuil de violence ne devrait donc pas être requis pour qualifier un viol ou une contrainte sexuelle.
ASPECTS HISTORIQUES ET SOCIAUX
Viol contre victimes de sexe masculin
Premièrement, pourquoi cette limitation aux victimes de viol de sexe féminin ? Jusqu’au 20e siècle, l’interdiction du viol servait à protéger l’honneur de la femme[4]. Les rapports hors-mariage étant punissables pour les femmes, il fallait que celles-ci puissent être protégées dans le cas où ce rapport leur avait été imposé, et la contrainte leur servait de moyen de preuve[5]. Il n’était pas alors utile d’étendre cette protection aux hommes. Le viol d’une prostituée ou d’une épouse par son époux n’était pas interdit non plus, n’étant pas considéré comme une atteinte à leur honneur. La sodomisation était certes interdite, mais par considérations de morale publique.
Par ailleurs, le viol étant actuellement lié à ce seuil de violence rend plus rare les plaintes d’individus de viol de sexe masculin, puisque ces derniers sont particulièrement stigmatisés du fait de rôles de genre imposant à l’homme d’être « fort », et donc de pouvoir se défendre[6]. Ce stigma est bien entendu injustifié, et ne devrait pas, selon nous, jouer un rôle en justice.
Le terme « viol » était néanmoins appliqué sans différence entre les sexes dans les cantons romands au 19e siècle, mais la tradition germanique de différencier entre sexe masculin et féminin a finalement prévalu en droit suisse[7]. En outre, le Code pénal suisse de 1937 prévoyait une peine maximale de 20 ans pour le viol, alors que la contrainte sexuelle pouvait être punie d’une peine privative de liberté maximale de cinq ans[8]. Le viol anal était donc jugé moins durement que le viol vaginal.
De nos jours, l’opinion publique paraît tendre vers un traitement égal des sexes en matière de droit pénal sexuel. Il n’existe plus de telles raisons sociétales pour ne pas considérer le viol envers les individus de sexe masculin.
Fardeau de la preuve
Comme mentionné ci-dessus, la nécessité de contrainte ou coercition pour qualifier un viol ou une contrainte sexuelle découle en premier lieu d’une conception erronée du vice du viol. Une deuxième raison pour ce consentement présumé découle essentiellement de la présomption d’innocence. Inverser ainsi le fardeau de la preuve sur l’accusé renverserait cette présomption qui est une garantie de l’état de droit, et donc inviolable. Il est cependant impératif de trouver un juste milieu entre les deux extrêmes, et ce d’autant plus que les procès de viol peuvent souvent être un deuxième traumatisme pour les victimes qui, en témoignant, revivent leur expérience[9].
La crainte des fausses accusations
Un sujet fréquent lorsqu’on propose de restreindre la présomption du consentement au rapport sexuel est celui des fausses accusations. Après tout, si le simple « non » d’une victime suffit, est-ce que des personnes mal intentionnées ne risquent-elles pas de ruiner la vie d’innocents avec leur seule parole ? Cette crainte paraît statistiquement infondée[10]. En droit britannique, la pénétration sans consentement constitue un viol sans nécessité de contrainte et coercition. Selon Jonathan Herring, professeur de droit à l’université d’Oxford, les fausses accusations n’y constituent pas un problème, et les recherches montrent qu’elles sont même très rares[11]. La difficulté de prouver le non-consentement de la victime fait en outre qu’il y a peu de condamnations pour viol.
DROIT COMPARÉ
Certaines autres législations ne font pas la distinction entre les sexes dans leur définition du viol, et proposent une vision du consentement plus appropriée. En raison de leur influence évidente sur le droit suisse, nous examinerons les dispositions françaises et allemandes avant de nous pencher sur le droit international.
France
Selon l’art. 222-23 du Code Pénal français (ci-après CP/FR), « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. […] ».
Le droit français ne présente donc pas les mêmes lacunes que le droit suisse. En premier lieu, toute pénétration implique un viol, peu importe où celle-ci se fait. De plus, cette disposition indique que la pénétration forcée qualifie un viol, peu importe que celle-ci soit commise « sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur », soit du côté pénétré ou pénétrant. La partie non-consentante est en tous cas violée en vertu de l’art. 222-23 CP/FR.
Le viol n’est en outre pas uniquement constitué par la contrainte ou la coercition, la disposition française prenant également en compte la surprise.
Allemagne
La situation juridique est similaire en Allemagne. Le Code pénal fédéral (Strafgesetzbuch, ci-après StGB) propose à l’art. 177 al. 1 une définition plus large du viol:
Art. 177 al. 1 StGB : « Toute personne qui, contre la volonté apparente d’une autre personne, accomplit ou fait accomplir des actes sexuels sur cette personne ou fait en sorte que cette personne accomplisse ou tolère des actes sexuels sur ou par une tierce personne est passible d’une peine privative de liberté de six mois à cinq ans[12] ».
Cet article rassemble les notions d’agression sexuelle, coercition sexuelle et viol. A l’art. 177 al. 6, le droit allemand spécifie le viol comme un cas aggravé d’agression sexuelle :
1 Dans les cas particulièrement graves, une peine privative de liberté d’au moins deux ans sera prononcée.
2 En règle générale, un cas particulièrement grave existe si :
- l’auteur de l’infraction commet ou fait commettre des actes sexuels avec la victime ou commet ou fait commettre des actes sexuels similaires sur la victime qui sont particulièrement dégradants pour la victime, en particulier s’ils impliquent une pénétration du corps (viol), […][13]
Le viol est donc envisagé comme toute pénétration forcée, peu importe où celle-ci se fait ou sur qui. Une personne peut en outre être violée en étant pénétrée de force ou en étant forcée à pénétrer autrui.
Sur la question du consentement, la formulation est plus large, n’impliquant pas de contrainte ou violence mais plutôt « contre la volonté apparente d’une autre personne[14] ».
Convention d’Istanbul
La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique de 2011 (ci-après: Convention d’Istanbul), entrée en vigueur pour la Suisse en 2018, propose une définition bien différente du viol que celle de la Suisse.
Selon l’art. 36 al. 1 : « Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale, lorsqu’ils sont commis intentionnellement :
- la pénétration vaginale, anale ou orale non consentie, à caractère sexuel, du corps d’autrui avec toute partie du corps ou avec un objet ;
- les autres actes à caractère sexuel non consentis sur autrui ;
- le fait de contraindre autrui à se livrer à des actes à caractère sexuel non consentis avec un tiers. »
Tout comme le droit français et allemand, la Convention d’Istanbul élargit le champ d’application matériel et personnel du viol. La formulation « non consenti(e) » permet d’élargir la notion de viol aux cas sans contrainte ni coercition.
Ainsi, le Code Pénal suisse actuel ne remplit pas les engagements découlant de la ratification de la Convention d’Istanbul.
AVANT-PROJET DE RÉFORME (2021)
Un avant-projet de loi à ce sujet a été publié en 2021, et propose entre autres la création d’une nouvelle disposition : l’atteinte sexuelle (art. 187a CP) :
Art. 187a – Atteintes sexuelles
1 Quiconque, contre la volonté d’une personne ou par surprise, commet sur elle ou lui fait commettre un acte d’ordre sexuel, est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. […]
Cette disposition est plus mesurée dans sa compréhension du consentement, utilisant la formulation « contre la volonté » plutôt que d’exiger la contrainte ou la coercition, ce qui serait conforme aux exigences de la Convention d’Istanbul. De plus, elle ne limite pas son champ d’application personnel aux personnes de sexe féminin, et élargit son champ d’application matériel aux actes d’ordre sexuel – ce qui inclut la pénétration anale et buccale. Cette disposition interdit en outre de forcer quelqu’un à pénétrer autrui.
La peine est cependant, à notre sens, inadaptée pour une telle infraction. En effet, l’art. 187a CP serait un délit puni d’une peine privative de liberté maximale de 3 ans ou une peine pécuniaire. Les victimes ont donc un intérêt à chercher justice pour une contrainte sexuelle (art. 189 CP) ou un viol (art. 190 CP), lesquels n’ont pas de réforme prévue par l’avant-projet et demandent toujours un seuil de violence. L’avant-projet fonde de plus toujours le viol sur la contrainte plutôt que sur l’atteinte à la liberté sexuelle. Ceci montre une interprétation erronée de la Convention d’Istanbul qui, par ses dispositions fondées sur le consentement, défend manifestement cette liberté.
Selon Amnesty International, la réforme présente de bonnes améliorations – notamment en proposant une infraction applicable à d’autres formes de pénétration et à d’autres victimes que les femmes. Cependant, l’ONG considère que cette réforme est insuffisante, et ne répond pas aux obligations de la Suisse découlant de la Convention d’Istanbul.
Selon Cyrielle Huguenot, coordinatrice des droits des femmes à Amnesty International Suisse, « Le projet de l’administration fédérale est une occasion manquée d’établir sans équivoque que l’injustice fondamentale d’une agression sexuelle ne réside pas dans la contrainte ou la violence, mais dans le non-respect de l’autodétermination sexuelle. Ce projet ne répond pas aux obligations de la Suisse en matière de droits humains, notamment celles fixées dans la Convention d’Istanbul »[15].
CONCLUSION
Le droit pénal suisse comporte ainsi plusieurs défauts qui peuvent empêcher des victimes de viol d’obtenir justice. En traitant inégalement les sexes et exigeant de la victime un comportement précis lors de l’acte, il met sur celle-ci un fardeau conséquent, et fait comprendre que le viol est imputable à une victime ne s’étant pas suffisamment débattue.
L’état du droit suisse actuel est en outre contraire à ses engagements internationaux, raison pour laquelle un projet de loi est actuellement en phase de rédaction. La phase de consultation de l’avant-projet s’est achevée le 10 mai 2021 et a révélé de nombreux débats sur l’éventuelle réforme – en particulier sur l’atteinte sexuelle. A notre sens, cette nouvelle disposition est insuffisante pour combler les lacunes du droit pénal actuel, mais peut constituer une base pour de futures améliorations.
Le nouveau projet de loi sera soumis au Conseil des Etats lors de la session d’été 2022[16]. Nous espérons un projet de loi interdisant le viol dans toutes ses formes et qui serait fondé sur la protection de l’autodétermination sexuelle plutôt que sur l’interdiction de la contrainte. En outre, nous souhaitons une peine plus adaptée à une infraction de cette envergure. Qualifier une forme du viol de délit comme le fait l’avant-projet actuel est inacceptable dans une société souhaitant défendre l’intégrité sexuelle des individus.
Sophie MARTIN
[1] ATF 77 IV 169 (consid. 1).
[2] Arrêt du Tribunal fédéral 6B_253/2011 du 5 octobre 2011, consid. 2.1.2, traduction libre.
[3] Ibid. ainsi que ATF 122 IV 97 E. consid. 2b.
[4] BONDOLFI, Sibilla, « En Suisse, les hommes ne peuvent pas être victimes de viol », SwissInfo, 17 septembre 2018 [consulté en ligne le 29 octobre 2021].
[5] BONDOLFI, Sibilla ; KAMEL Dhif ; COUCEIRO Belén, « Lorsque dire ‘non’ au sexe ne suffit pas », SwissInfo, 07 janvier 2021 [consulté en ligne le 29 octobre 2021].
[6] MARTINEZ, Matthew, « Underreporting among males likely due to gender-based trauma », MarquetteWire, 27 février 2018 [consulté en ligne le 31 octobre 2021]
[7] BONDOLFI, Sibilla, « En Suisse, les hommes ne peuvent pas être victimes de viol »,, SwissInfo, 17 septembre 2018 [consulté en ligne le 29 octobre 2021].
[8] Ibid.
[9] KATIRAI, Negar, « Retraumatized in Court », Arizona Law Review, Vol. 62, 2020, pp. 84-85.
[10] KAY, Katty, « The truth about false assault accusations by women », BBC News, 18 septembre 2018 [consulté en ligne le 31 octobre 2021].
[11] BONDOLFI, Sibilla, « En Suisse, les hommes ne peuvent pas être victimes de viol », SwissInfo, 17 septembre 2018 [consulté en ligne le 29 octobre 2021].
[12] Traduction libre.
[13] Traduction libre.
[14] Art. 177 al. 1 StGB.
[15] « Révision du droit pénal sexuel, Un projet décevant en phase de consultation », Amnesty International, 01 février 2021 [consulté en ligne le 30 octobre 2021]
[16] LAC-S, « La nécessité de réformer le droit pénal relatif aux infractions sexuelles est largement admise lors de la consultation », Parlement Suisse – Press Release
BIBLIOGRAPHIE
Image libre de droit prise du site Pexel.com
BONDOLFI, Sibilla, « En Suisse, les hommes ne peuvent pas être victimes de viol », SwissInfo, 17 septembre 2018 [consulté en ligne le 29 octobre 2021].
BONDOLFI, Sibilla ; KAMEL Dhif ; COUCEIRO Belén, « Lorsque dire ‘non’ au sexe ne suffit pas », SwissInfo, 07 janvier 2021 [consulté en ligne le 29 octobre 2021].
MARTINEZ, Matthew, « Underreporting among males likely due to gender-based trauma », MarquetteWire, 27 février 2018 [consulté en ligne le 31 octobre 2021].
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LAC-S, « La nécessité de réformer le droit pénal relatif aux infractions sexuelles est largement admise lors de la consultation », Parlement Suisse – Press Release.