Le cartel horloger en Suisse : cadre législatif et soutien étatique

Le cartel horloger en Suisse : cadre législatif et soutien étatique

Tant à l’intérieur du pays qu’hors des frontières, il est difficile de ne pas associer la Suisse à l’industrie horlogère et aux montres de luxe. Bien qu’aujourd’hui les montres et horloges suisses soient un emblème des produits de luxe, cette industrie a connu beaucoup de volatilités durant la première moitié du XXe siècle : d’abord une forte phase d’accroissement, puis un dramatique écroulement des exportations avec l’arrivée de la guerre. Pour contrebalancer cet effet, on commence à désassembler les montres suisses et exporter ces pièces, pour qu’elles soient assemblées dans le pays de vente, puis vendus à des prix concurrentiels, processus aussi connu de « chablonnage ». Cette situation crée du chômage pour des ouvriers suisse, une « exportation du savoir-faire »[1] et un abaissement catégorique des exportations de montres suisses finies.

A l’heure de la division internationale du travail pendant les années 1960 à 1980, un petit pays comme la Suisse s’est vu menacé par une crise de l’industrie horlogère. C’était une industrie tournée vers l’exportation, qui représentait l’une des sources essentielles à la survie de la Suisse parmi la compétition avec les Etats-Unis et le Japon et leur tarifs douaniers. Le lieu de fabrication des horloges et montres (ou des composantes du produit) étant relocalisé, deux des préoccupations de la Suisse étaient de comment rester un centre de production d’horloges important et comment protéger « l’industrie suisse d’exportation par excellence »[2].

C’est cette multitude des facteurs qui entraînent la formation d’un cartel horloger en Suisse. Cet article vise à expliquer le cadre législatif de la création de ce cartel et comment l’État fédéral a joué son rôle de soutien du cartel.



STRUCTURE DU CARTEL HORLOGER SUISSE[3]

Le projet intitulé « Restauration horlogère » permet la création de trois organisations patronales importantes au cœur du cartel horloger. 

En ordre chronologique, la première est FH, la Fédération suisse des associations de fabricants de l’horlogerie, siégée à Bienne. La deuxième, c’est la fameuse Ebauches SA, siégée à Neuchâtel. Enfin, la dernière organisation patronale est l’UBAH, l’Union des branches annexes de l’horlogerie, siégée à La Chaux-de-Fonds[4]

L’ASUAG, la société générale de l’industrie horlogère suisse SA (qui fera plus tard partie du Swatch Group) contrôle à 60 pour cent Ebauches SA et à 100 pour cent les trois  fabriques / maisons affiliées. Cette réunion d’une multitude d’acteurs, spécialisés chacun dans les différentes branches de la production des montres suisses, aussi dite Superholding, s’est battue pour lutter contre le processus de « chablonnage » et protéger la précieuse industrie horlogère[5].


CONVENTIONS ET LÉGISLATIONS

En 1928, quatre conventions fondant le cartel horloger sont signées par les organisations horlogères suisses, ratifiées le 1er décembre. Le gouvernement fédéral suisse les reconnaît six ans plus tard, en 1934. Voici la liste de ces quatre conventions [6]:

  • La Convention avec les clients
  • La Convention entre le groupement FH des manufactures de montres, Bienne et Ebauches S.A., Neuchâtel
  • La Convention entre fournisseurs et clients 
  • La Convention chablonnage (dénomination officielle : Convention ayant pour but le développement de l’exportation suisse de montres et des mouvements terminés

Ces organisations signent une Convention collective pendant la même année, qui leur impose le respect des prix décidés par Ebauches SA, FH et UBAH. Cette convention sera une source de renforcement de la concurrence et de plusieurs obstacles, donc elle sera révisée plusieurs fois par la Commission de révision des conventions et elle arrivera à échéance en 1936[7].

Les opposants à ce cartel n’ont pas fait preuve de réticence à se montrer, puisqu’ils sont allés jusqu’au Tribunal fédéral pour essayer de « paralyser le fonctionnement du cartel horloger suisse »[8], mais le Tribunal fédéral a rendu un jugement en décembre 1934 qui « a renforcé le régime conventionnel et permettra aux organisations horlogères de continuer leur travail pour le maintien de l’industrie horlogère suisse »[9] sur un terrain plus sûr qu’avant. La même année, en mars, un arrêt du Conseil fédéral, précédant le jugement du Tribunal fédéral, remplit le vœu de l’ASUAG : la création de nouvelles fabriques et entreprises horlogères est dès lors interdite sur l’intégralité du territoire Suisse[10].

Dès 1947, avec la révision des articles constitutionnels concernant le domaine économique et leur entrée en vigueur, les notions de « groupements analogues » et « cartel » deviennent des termes du droit fédéral et la compétence concernant les cartels est attribuée à la Confédération[11].

Concernant les horloges suisses, les autorités fédérales suisses ont adopté, en 1971, l’Ordonnance Swiss Made, dans le but de réviviscence des montres suisses sur les marchés internationaux. Cette ordonnance, spécifique à l’horlogerie, était la source de promotion et protection du label « Swiss Made », qui représente la dénomination d’origine des horloges faites en Suisse. On peut voir à travers cette ordonnance que l’industrie horlogère avait une valeur si importante parmi les industries suisses, que c’était le seul domaine industriel qui « possédait une ordonnance spécifique à son activité »[12], le reste des secteurs industriels étant soumis à la loi générale et aux jurisprudences. 

Toutefois, cette ordonnance perdra son importance peu à peu, quand l’industrie horlogère basculera vers l’industrie du luxe dans les années 90 et les montres électroniques deviendront plus populaires et demandées. Elle a été efficace pour que les acteurs du cartel fabriquant  les montres suisses restent compétitifs sur les marchés étrangers jusqu’aux années 90[13].


LE SOUTIEN ÉTATIQUE FACE À LA CARTELLISATION DE L’INDUSTRIE HORLOGÈRE 

Dans la définition même d’un cartel quelconque, on trouve la notion de contrôle, ce dont le cartel horloger suisse n’a pas manqué, puisqu’il voulait avoir un double contrôle : sur les prix des horloges et sur les exportations. Mais le cartel horloger a été instauré tout d’abord pour trouver et maintenir un équilibre entre tous ses acteurs , par l’explication exacte de l’activité de chacun afin de protéger leur arrangement[14]

Alors, comment l’État fédéral a-t-il été impliqué ? L’intervention de l’État dans ce cartel est certes une originalité. Durant le XXe siècle, dès la fin de la Première Guerre mondiale, ce petit pays au cœur de l’Europe est l’ « un des plus cartellisés au monde »[15]. Les autorités publiques suisses ont montré un soutien lorsqu’il s’agissait des positions bancaires, plus spécifiquement dans l’agriculture et dans l’horlogerie.

Le cartel horloger suisse était donc sous le contrôle de l’Etat fédéral, par le financement direct de cette activité industrielle dès 1931. Ce financement, en valeur de 13.5 millions de francs[16], qui par les autorités publiques suisses se montrait par différentes voies : par un subventionnement massif, par une contribution au capital et par des prêts sans intérêts.[17] Ce système a été très favorable à un acteur de ce cartel en particulier : l’ASUAG. Les pouvoirs publics suisses ont aussi instauré des législations types corporatistes. Tout ce financement visait à lutter contre la chute massive des prix et contre la pratique du chablonnage, dans le contexte de la Grande Dépression – la crise économique des années 30.

On voit donc, par cette notable intervention de l’État Suisse en  soutien du cartel horloger, que l’industrie des montres et horloges représentait pour le pays  un secteur qui devait être à tout prix protégé et maintenu afin de survivre sur les marchés étrangers et s’assurer que la Suisse ne perde plus de postes de travail pour ses ouvriers, ni du savoir-faire, ni de ses recettes totales. Dans le but de contrevenir à la division internationale du travail, le processus de cartellisation a été véritablement intégré au sein de l’industrie horlogère suisse comme étant une « innovation institutionnelle »[18], pour conserver l’emploi et la fabrication à l’intérieur de ses frontières.

Cependant, l’État suisse a posé certaines entraves à cette industrie, surtout par la limitation de l’immigration, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre juste après la Deuxième Guerre mondiale. Les formations pour les ouvriers horlogers n’étaient accessibles qu’aux étudiants suisses, les femmes n’étaient employées qu’à temps partiel et il y avait une réticence globale en Suisse à l’emploi de main-d’œuvre étrangère[19]

En résumé, le cartel horloger suisse a eu plusieurs conséquences : l’impossibilité de l’accueil des filiales étrangères de l’industrie horlogère en Suisse, l’interdiction de la fabrication des horloges suisses avec des pièces manufacturées à l’étranger et dernièrement, la fortification des campagnes de promotion à l’étranger pour les montres suisses.

Bianca MOISA


[1] http://www.cedric-dupraz.ch/cool_timeline/cartel-horloger-linterventionnisme-detat-f-a-r/?print=print

[2] Garufo, 2015

[3] Image tirée de Boillat, 2010

[4] Boillat, 2014

[5] Boillat, 2010

[6] Boillat, 2010

[7] Boillat, 2011

[8] Boillat, 2015

[9] Archives fédérales suisses

[10] Boillat, 2011

[11] Merz, 1958

[12] Trono, 2015

[13] Donzé, 2019

[14] Garufo, 2015

[15] Varaschin, 2012

[16] Boillat, 2011

[17] Varaschin, 2012

[18]Donzé, 2019

[19] Garufo, 2015


BIBLIOGRAPHIE

Archives fédérales suisses (désormais AFS) /E 7004/ 1967/ 12/44/307 : Confidentiel. Société générale de l’horlogerie suisse SA. Douzième rapport trimestriel au Conseil d’administration, 31 décembre 1934, p. 10

BOILLAT J. (2010) La cartellisation de l’horlogerie suisse (1928-1931) : un mécanisme de production d’inégalités ?

BOILLAT J. (2011) Contrôler la dissidence : naissance et évolution du cartel horloger suisse (1931-1941)

BOILLAT J. (2014) Un cartel ou la mort ! La restauration de l’industrie horlogère suisse (1924-1934).

BOILLAT J. (2015) La liberté n’a pas de prix! Les dissidents du cartel horloger suisse (1931-1941). le prochain numéro.

GARUFO Francesco, L’emploi du temps : l’industrie horlogère suisse et l’immigration (1930-1980), Lausanne : Antipodes, 2015

MERZ H. (1958). Aspects d’une législation suisse sur les cartels. Revue internationale de droit comparé10(4), 737-752.

DONZÉ P.-Y. (2019) National labels and the competitiveness of European industries: the example of the ‘Swiss Made’ law since 1950, European Review of History: Revue européenne d’histoire, 26:5, 855-870

TRONO S. (2015). Analyse des enjeux et des impacts macroéconomiques du label » swiss-made » dans le cadre du projet législatif » swissness » (Doctoral dissertation, Haute école de gestion de Genève).

VARASCHIN D. (2012). Contribution à une histoire des cartels en Suisse. Le mouvement social241(1), 219-220.

http://www.cedric-dupraz.ch/cool_timeline/cartel-horloger-linterventionnisme-detat-f-a-r/?print=print
https://www.horlogerie-suisse.com/horlomag/articles-horlogers/00225/aux-origines-du-swiss-made-horloger-1934-1971


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