Crime de sorcellerie : la Justice du bûcher

Crime de sorcellerie : la Justice du bûcher

Affaire Michée Chauderon : 1652, Genève exécute sa dernière sorcière à Plainpalais.



LA SUISSE ROMANDE : PAYS DES SORCIÈRES

Aujourd’hui, la sorcière est la protagoniste de nos contes pour enfants et son existence semble n’être qu’une légende. Pourtant, il fût un temps où l’on ne doutait pas de sa présence, un temps où le moindre soupçon maléfique sur votre personne pouvait vous mener au bûcher. La chasse aux sorcières, loin d’être un phénomène isolé, a fait plus de 60’000 victimes à travers l’Europe entre le XVe et le XVIIIe siècle dont les ¾ étaient des femmes.

La sorcellerie au service du pouvoir

D’abord déclarée en Valais, par l’évêque Supersaxo en 1428, la Suisse romande deviendra la région en Europe où le nombre de sorcières brûlées fût le plus élevé par habitant. Selon Martine Ostorero, historienne et enseignante à l’Université de Lausanne, cela a été notamment dû au manque de centralisation du pouvoir au sein de l’ancienne Confédération. Celle-ci étant alors composée d’une multitude de petits Etats, la chasse aux sorcières, moyen de contrôle sur la population, permettait ainsi d’asseoir leur autorité politique.  Elle s’explique également et surtout par l’emprise totale de l’Eglise, réformée ou non, sur la société de l’époque. D’une part, la sorcellerie, école de Satan, ne peut être dissociée du religieux et d’autre part c’est l’Eglise qui investit le pouvoir civil de sa répression et qui soutient sa criminalisation.

La sorcière fût instrumentalisée et donna une explication à bien des maux de la société, sa traque devenant un facteur de cohésion sociale. Ainsi, il existe une corrélation nette entre les périodes de famines, d’épidémies, de crise économique et le nombre de sorcier-ère-s exécuté-e-s. De surcroît, la chasse aux sorcières contribua à l’essor et au développement des tribunaux comme institution. Entre 1527 et 1681, Genève connut 222 procès de ce type.


CRIME DE SORCELLERIE : LA CODIFICATION DE L’IMAGINAIRE

Pour pouvoir condamner, il fallait une source, un texte sur lequel s’appuyer. La criminalisation de la sorcellerie fait son apparition dans le contexte de l’Inquisition comme le témoigne le Directorum de Nicolas Eymeric, théologien et inquisiteur espagnol, publié en 1376. Il sera relayé par les ecclésiastiques et inquisiteurs Henry Institoris et Jacques Sprenger avec Le Marteau des sorcières – Malleus Maleficarum – paru en 1486.  Ce texte, premier traité européen de démonologie et sorte de manuel de la chasse aux sorcières, institue définitivement le crime de sorcellerie. 

Ainsi, la sorcellerie, définie par l’Eglise puis codifiée dans le droit laïc, fût d’abord considérée comme une hérésie, vision qui n’était toutefois pas unanime au sein de la doctrine de l’époque. A la frontière entre droit canonique, droit pénal et théologie, le crime de sorcellerie est défini comme un crime de lèse-majesté divine et humaine puisqu’il offensait à la fois Dieu et le souverain.

Les sorciers appartiennent à une secte conspirationniste contre la société et la chrétienté. Ils ont pactisé avec le diable et se rendent régulièrement au « sabbat », un rite nocturne durant lequel ils dansent autour du feu et mangent des enfants en allégeance au Malin. Cette croyance, assise du crime, était fortement enracinée dans la conscience populaire et confirmée par les élites (médecins, avocats, juges et religieux) qui portaient une grande attention à sa répression. Calvin lui-même ne niait pas l’existence de Satan.

Éléments constitutifs

Les éléments constitutifs de l’infraction comportent deux niveaux.  Premièrement, celui qui avait empoisonné ou fait mourir des gens ou des bêtes, détruit des biens, provoqué la grêle ou l’anéantissement des récoltes, tari le lait des nourrices ou des vaches, fait disparaître des objets ou des personnes de son entourage était coupable de maléfices. Il faut relever que cette liste de conditions alternatives n’est pas exhaustive. A cela doit s’ajouter l’explication de ce « mal », soit le fait d’avoir eu des rapports avec Satan. C’est ce dernier élément qui devait être prouvé, contrairement aux agissements précédemment cités que la rumeur populaire suffisait à elle-seule à justifier. La population, comprenant rapidement les avantages de ce mécanisme, trouve un moyen facile de se « débarrasser » d’un individu.

La culpabilité fabriquée par la Torture

La preuve du pacte avec le démon était indispensable à la condamnation pour crime de sorcellerie. Selon la procédure inquisitoire en vigueur à Genève, on procédait en premier lieu à la recherche de la marque du diable. Puis, l’on passait à la torture, parfaitement légale, pour extorquer l’aveu. Les magistrats fabriquaient littéralement la culpabilité avec la torture, « Les aveux des sorciers jusque dans les supplices nous ont donné une telle certitude des crimes perpétrés que nous ne pouvons plus sans risque pour notre salut cesser notre activité d’inquisition contre eux », est-il déclaré dans le Malleus Maleficarum.

La procédure prévoyait divers degrés de peine.  Sans aveu, l’accusé était condamné au bannissement, à la pénitence, aux jeûnes, au pèlerinage ou encore à la prison. Si celui-ci était recueilli, on confisquait les biens et prononçait la peine capitale. Dans la moitié des cas de condamnations à mort, on recourait au bûcher car le feu permettait de séparer l’âme du corps.

Son abolition 

Enfin, l’essor du droit naturel moderne et des droits fondamentaux remet en cause la procédure inquisitoire et l’usage de la torture, la culture du flagrant délit l’emportant sur celle de la rumeur. La raison exige des preuves que le diable n’est pas près de fournir. L’Edit royal de 1682, publié par Louis XIV, décriminalise la sorcellerie qui est alors qualifiée de crime d’empoisonnement. Néanmoins, la Suisse condamna et exécuta sa dernière sorcière en 1782.


PROCES DE MICHÉE CHAUDERON, GE

Michée Chauderon, dernière condamnée pour sorcellerie dans la cité de Calvin en 1652, est l’actrice principale d’un procès déclaré historique et charnier.

Née en Savoie et venue à Genève pour être employée en tant que domestique, Michée et son compagnon, Louis Ducret, sont condamnés en 1639 pour crime de « paillardise », à savoir relations sexuelles hors mariage. Le couple est alors banni de la ville, se mariant à une date inconnue pour revenir discrètement par la suite s’établir à Genève. Quelques temps après, la peste arrache enfant et mari à Michée. Veuve, elle complète son revenu en fournissant des tisanes et autres remèdes aux femmes qui viennent à elle.

Dans ses activités de domestique, Michée est accusée du vol d’un chandelier. Malgré le fait que ce dernier soit retrouvé le lendemain, elle se voit alors marginalisée. Ce phénomène s’aggrave lorsqu’elle refuse de continuer ses activités de guérisseuse auprès des mêmes femmes la calomniant de voleuse.

Michée est pauvre, étrangère, catholique, guérisseuse et veuve, la coupable idéale

En moins de rien, les femmes de son entourage qui faisaient appel à ses services l’accusent alors d’être une sorcière et de s’être livrée au Diable. On lui reproche en particulier d’avoir « baillé » le Mal à deux jeunes filles mourantes, ainsi possédées par le Malin. Un climat de rumeurs assassines s’installe, caractéristique à ce genre d’affaire. Michée, alors âgée d’une cinquantaine d’années, se voit arrêtée puis menée devant un juge suite à la dénonciation de huit voisines, le 4 mars 1652, un demi-siècle après la fameuse nuit de l’Escalade.

Titre d’accusation : crime de Sorcellerie

Elle nie les faits, en dépit de la véhémente colère des femmes accusatrices. Michée est alors longuement interrogée, puis dénudée, rasée et enfin aveuglée pour répondre aux besoins de trois expertises médico-légales ayant pour but de trouver la fameuse marque du Diable. Cette dernière se doit d’être non hémorragique et insensible à la suite de multiples enfoncements d’aiguilles, allant jusqu’à trois doigts de profondeur. Les premiers médecins s’avouent incertains, jusqu’à porter un diagnostic négatif. En effet, ils sont plutôt jeunes et la dernière exécution genevoise pour sorcellerie date alors d’il y a vingt-six ans. Ce n’est déjà plus de leur génération. En revanche, lors d’une ultime visite médicale par deux chirurgiens d’âge avancé venant de Nyon (terre alors bernoise), le 27 mars 1652, le constat est sans appel. Michée a bien été marquée par le Diable, une fois sous le sein, une autre sur la lèvre supérieure puis finalement dans l’intérieur de la cuisse.

Cette incontestable preuve corporelle satanique amène Michée à être torturée par l’estrapade – pratique consistant à attacher les bras de l’interrogé à des cordes, le suspendre au haut d’un poteau, puis le relâcher violemment – en date du 30 mars 1652. Essayant dans un premier temps de résister autant que possible à la douleur, niant effrontément les faits qu’on lui reproche, Michée finit par céder. Le 1e avril suivant, la guérisseuse éreintée et mutilée confesse avoir « baillé » le Mal aux deux jeunes filles malades et avoir croisé l’ombre du Diable aux abords d’un champ, la marquant alors sûrement à son insu.

La sanction du bûcher est prononcée le 3 avril 1652 et exécutée le jour même. Suppliant de ne point avoir à subir le même sort que Jeanne Brolliet en 1623 – dernière sorcière brûlée vive à Genève –, Michée sera finalement pendue publiquement, puis brûlée au bûcher sur la plaine de Plainpalais. Ses cendres seront dispersées aux quatre vents, ses biens confisqués par l’État et son décès omis du registre des morts.

Suite à sa mise à mort, le nom de Michée Chauderon ne tombe pas dans l’oubli, bien au contraire. Dans son livre L’Ombre du diable, Michée Chauderon, dernière sorcière exécutée à Genève, Michel Porret – historien et professeur à l’Université de Genève – soutient que « Michée Chauderon est sans doute la sorcière d’ancien régime dont on a le plus parlé en Europe. Ce qui fait sa spécificité, c’est que son procès intervient à un moment charnière. Vingt ans plus tôt, il est banal, vingt ans plus tard, il est inacceptable ».

Chronologie du procès, 1652

4 mars Accusation et interrogatoire de Michée Chauderon
5 mars Informations et témoignages des huit femmes dénonciatrices
6 mars Interrogatoire et première expertise médicale de Michée Chauderon ; résultat négatif
11 mars Expertise médicale de la prétendue possédée Pernette Guillermet
12 mars Confrontation de Michée Chauderon et de Pernette Guillermet
15 mars Deuxième expertise médicale de Michée Chauderon ; résultat négatif
20 mars Premier passage en chambre criminelle de Michée Chauderon
27 mars Troisième expertise médicale de Michée Chauderon ; résultat positif
30 mars Deuxième passage en chambre criminelle de Michée Chauderon ; mise à la torture
31 mars Troisième passage en chambre criminelle de Michée Chauderon
1e avril Confession de Michée Chauderon
2 avril Quatrième passage en chambre criminelle de Michée Chauderon
3 avril Jugement
6 avril Prononcé et exécution de la sentence
Original du prononcé de la sentence de Michée Chauderon. AEG, R.C. 151, 1652, folio 104 (détail)

AUJOURD’HUI

Une vague de réhabilitation des victimes de l’accusation assassine de sorcellerie s’opère dès les années 2000. Depuis le 22 juillet 1997, une rue de Genève porte le nom de notre dernière sorcière, le chemin Michée Chauderon. Par la suite, en 2001, la commune de Chêne-Bougeries a organisé un nouveau procès de Michée Chauderon, se concluant par une réhabilitation populaire et la déclarant innocente. Plus récemment, en 2007, le canton de Glaris a réhabilité Anna Göldi, dernière sorcière mise à mort en Suisse en 1731.

Souvent victimes de complots ou de vengeances personnelles, les sorcières étaient en règle générale des femmes indépendantes, fortes et dérangeantes, refusant de se conformer aux dictats de leur époque. En réalité, la figure de la sorcière incarne une subjectivité féministe faisant peur à l’ordre patriarcal. Chaque période de l’Histoire a connu son bouc-émissaire face aux tensions en présence. En l’espèce, ce fut la place grandissante qu’occupaient les femmes dans l’espace social dominé par les hommes.

Sorcière Figure sociale du combat des femmes

« Depuis les années 1970, la sorcière de l’époque moderne est devenue figure sociale du combat des femmes. Symbole de la résistance à l’oppression masculine et la lutte des faibles contre les puissants, elle devient une véritable héroïne. Une femme libre de sa destinée et de son corps qui aura payé son originalité au prix de sa vie », explique Michel Porret dans son ouvrage susmentionné.

Selon le traité fondateur Malleus Maleficarum de 1486, il est dit explicitement que les femmes sont inférieures aux hommes et de facto plus susceptibles de céder aux séductions et corruptions du Diable. Expression sans équivoque de la misogynie patriarcale à laquelle les femmes sont depuis toujours confrontées, les sorcières symbolisent avec honneur la femme voulant s’affranchir des convenances, osant exister pour elle-même.

Lucile CUCCODORO et Sandrine WIBIN


BIBLIOGRAPHIE

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[https://www.letemps.ch/suisse/seconde-vie-sorcieres-wikipedia] (28.03.19).


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