
Rassemblement de personnes physiques par essence, les assemblées générales des sociétés n’échappent pas aux nombreux bouleversements causés par la pandémie de coronavirus. En ces temps de respect de la distanciation sociale, comment leur déroulement peut-il être assuré ? Les droits des actionnaires sont-ils restreints ? Décryptage.
En temps normal, le principe consacré par une jurisprudence du Tribunal Fédéral remontant à 1941 est limpide : l’exercice du droit de participation d’un actionnaire requiert sa présence physique à l’assemblée. Dans le contexte de crise sanitaire que nous traversons, qualifiée de « situation extraordinaire » par le Conseil Fédéral, ce principe ne fait plus le poids face à la nécessité d’éviter au maximum les rassemblements de personnes. Or, les assemblées générales des sociétés sont considérées comme des « manifestations publiques ou privées » : elles tombent ainsi sous le coup de règles spéciales, en particulier l’art 27 Ordonnance 3 Covid-19 (anciennement art 6b Ordonnance 2 Covid-19), dont la teneur est la suivante :

QUI EST CONCERNÉ ?
L’Office fédéral de la justice (OFJ) précise que cette règle s’applique aux assemblées d’actionnaires de toutes les formes de sociétés, de la société anonyme (SA) à la société à responsabilité limitée (Sàrl), en passant par les sociétés en nom collectif (SNC), les sociétés coopératives ou les associations. Pour autant, cette nouvelle réglementation n’a pas la même portée pour tous: pour une SA, il s’agit d’une première dans l’organisation des assemblées générales. En revanche, le droit de la Sàrl prévoit déjà la possibilité de prendre des décisions par écrit si aucun associé ne s’y oppose. Les assemblées des propriétaires d’étages et les assemblées des investisseurs de fondations de placement sont également concernées. En toute logique, une société composée d’un actionnaire unique n’a pas lieu d’être inquiétée, mais l’existence de deux actionnaires suffit à rendre ces nouvelles règles applicables. Pour le moment, l’Ordonnance 3 Covid-19 reste en vigueur jusqu’au 13 septembre 2020. Toute assemblée convoquée avant cette date par l’organisateur doit donc s’y conformer, et ce même si son déroulement est prévu à une date ultérieure : le moment où l’assemblée aura lieu est sans importance. A noter que ces nouveaux procédés sont applicables à tous les points de l’ordre du jour, sans exception.
En revanche, cette disposition n’est pas applicable aux réunions des organes supérieurs de direction (Conseil d’administration pour SA, conseil de fondations etc.) : ceux-ci n’ayant pas l’obligation de se réunir physiquement, ils peuvent assurer la continuité de leur fonctionnement par écrit notamment.
QUELS SONT LES MOYENS À DISPOSITION DES SOCIÉTÉS ?
La loi met à disposition des sociétés plusieurs possibilités : premièrement, les actionnaires peuvent se réunir par conférence téléphonique ou visioconférence, via des logiciels comme Zoom, Skype ou Webex, désormais bien connus du grand public, et plébiscités dans de nombreux domaines professionnels. Précisons que le recours à un tel procédé doit répondre au principe d’immédiateté : les participants, dûment identifiés, doivent tous être en ligne au même moment afin d’interagir et de voter simultanément. Ils n’ont cependant pas l’obligation d’apparaître visuellement par le biais de leur caméra. Pour faciliter le déroulement des débats, certains experts recommandent de prévoir une fonction de chat en parallèle de la conférence : encore faut-il que celui-ci reste intelligible lorsqu’un grand nombre y recourt en même temps.
En outre, les actionnaires peuvent exercer leurs droits par écrit. Attention cependant, la forme écrite prévue par l’art 14 du Code des Obligations nécessite une signature qualifiée, c’est à dire manuscrite ou électronique : le vote par correspondance ou via une plateforme internet sera donc valable, mais un vote par e-mail sera nul.
Enfin, l’organisateur peut encore faire le choix de désigner un représentant indépendant : celui-ci vote alors par l’intermédiaire des procurations reçues de la part des actionnaires. Ici, pas de grande surprise pour les sociétés cotées en bourse : l’Ordonnance contre la rémunération abusive dans les SA cotées en bourse (ORAb) prévoit déjà l’obligation de désigner un représentant indépendant. En revanche, les sociétés non cotées sont beaucoup moins familières de ce procédé : à ce sujet, les professionnels recommandent aux organisateurs de mettre à disposition des formulaires de procuration, afin de recueillir les instructions des actionnaires par écrit ou par voie électronique.
Si l’organisateur souhaite malgré tout maintenir la réunion des actionnaires en présentiel, cela reste possible, mais à condition d’obtenir une autorisation des autorités cantonales compétentes, et de présenter un plan de protection conforme à l’Ordonnance Covid-19 situation particulière : adaptation des locaux, maintien des distances de sécurité, respect des règles d’hygiène. En pratique, tenir une assemblée physique s’avère donc très contraignant : en l’état actuel, il est peu probable qu’un organisateur choisisse cette option.
UNE ENTRÉE EN VIGUEUR ANTICIPÉE DE LA RÉVISION DU DROIT DE LA SA ?
L’organisation d’une assemblée générale par conférence électronique n’est pas sans rappeler la possibilité d’assemblée virtuelle prévue dans la révision du droit de la société anonyme. Faut-il voir en l’article 27 de l’ordonnance du Conseil Fédéral une entrée en vigueur anticipée de ce nouveau droit ? Assurément non : l’Office fédéral de la justice rappelle que ce projet de révision est encore au stade de l’élimination des divergences. En outre, son contenu présente de nombreuses différences avec la réglementation actuelle : d’abord, l’application de l’Ordonnance Covid-19 suppose tout de même que l’assemblée générale se déroule à un lieu et à un moment précis, tout en étant retransmise en direct aux actionnaires. En conséquence, un noyau de participants indispensables au bon déroulement de l’assemblée continue de se réunir physiquement. Cette « assemblée résiduelle » comprend le président, le secrétaire, le scrutateur, l’éventuel représentant indépendant, le représentant de l’organe de révision cas échéant, et le notaire si certaines décisions font l’objet d’un acte authentique ; néanmoins, elle doit se limiter au strict minimum, et respecter les règles d’hygiène et de distance sociale prévues par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Le projet de révision, quant à lui, irait plus loin : il autoriserait la mise en place d’une assemblée générale purement virtuelle, sans aucune réunion physique des membres, y compris l’assemblée résiduelle. Notons également que la mise en place d’une assemblée générale virtuelle telle que prévue dans le projet de révision nécessiterait une base légale statutaire, tandis que les dispositions spéciales prévues par l’art 27 de l’Ordonnance Covid-19 sont applicables ex lege.
ASSEMBLÉES GÉNÉRALES À DISTANCE : APPROBATION UNANIME OU VAGUE DE CONTESTATIONS ?
Tenir une assemblée générale par temps de pandémie est sans conteste un grand défi pour les organisateurs. Nombre d’entre eux l’ont cependant déjà relevé au printemps dernier : des sociétés comme Nestlé ou UBS ont eu recours à la visioconférence et au vote électronique, après une préparation minutieuse de l’ordre du jour. Certes, une telle organisation à distance a le mérite de simplifier la tâche pour certains, notamment les actionnaires résidents d’un pays dont les frontières sont actuellement fermées, ou ceux qui devraient se soumettre à une quarantaine en entrant en Suisse. Pour autant, ces assemblées générales sont loin de faire l’unanimité. Vincent Kaufmann, directeur de la Fondation suisse pour le développement durable « Ethos », souligne que la plupart des assemblées ont été beaucoup plus courtes qu’en temps normal : l’AG de Crédit Suisse s’est notamment achevée au bout d’une petite heure cette année, contre quatre heures en moyenne auparavant. Et pour cause : de nombreuses assemblées se sont tenues à huis clos, sans mise à disposition des moyens électroniques permettant aux actionnaires d’intervenir ou de poser des questions, alors même que l’ordre du jour contenait certaines questions brûlantes, comme le versement ou non de dividendes en ce contexte de crise économique. Faut-il alors s’attendre à une vague de contestations des décisions adoptées ? Pas impossible : d’abord, vérifier l’identité de tous les participants s’avère plus complexe en ligne qu’au sein d’une assemblée physique, d’autant plus que l’exigence d’un visuel caméra n’est pas requise. En conséquence, de nombreuses décisions pourraient se voir attaquées pour cause de participations sans droit à l’assemblée. Plus important encore, d’autres actionnaires pourraient invoquer une violation de leur droit de participation: pour certaines sociétés, le vote a même eu lieu en amont du déroulement de l’assemblée, rendant ainsi tout débat ou interpellation postérieurs sans incidence sur la prise de décisions.
CONCLUSION
En somme, l’approche pragmatique du Conseil fédéral offre une plus grande flexibilité pour les sociétés : elles disposent désormais de plusieurs alternatives pour maintenir la tenue de leurs assemblées générales dans les délais prévus, et sans mettre en péril la santé des plus fragiles. Ces dispositions spéciales restent avant tout des mesures d’urgence, afin de permettre aux sociétés de continuer à fonctionner le plus normalement possible : elles n’ont pas pour vocation de signer la fin de l’ère des assemblées physiques. Néanmoins, les assemblées tenues à distance par temps de pandémie ont le mérite d’offrir aux actionnaires un avant-goût des assemblées générales virtuelles, telles que prévues dans le projet de révision du droit de la société anonyme. Elles apportent ainsi des éléments de réponse sur la réelle portée des moyens de communication électroniques ainsi utilisés : sur le papier, de tels instruments représentent un grand progrès en matière de démocratie actionnariale ; mais en pratique, la qualité d’une visioconférence équivaut rarement à celle d’une réunion de personnes en présentiel, et le risque d’abus de ces outils technologiques, tant en matière de participation sans droit que de restriction des débats, risquerait de fragiliser les pouvoirs des actionnaires dans la prise de décisions.
Carlotta PESSIS-CORDIN
BIBLIOGRAPHIE
« FAQ Coronavirus et assemblées générales », Office fédéral de la justice (OFJ).
Ordonnance 2 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus (RS 818.101.24).
Ordonnance 3 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus (RS 818.101.24).
Ordonnance sur les mesures destinées à lutter contre l’épidémie de COVID-19 en situation particulière (RS 818.101.26).
https://www.mll-news.com/assemblees-de-societes-durant-le-coronavirus/ (24.04.20).
https://www.fbt-avocats.ch/covid-19-et-societes-quid-des-assemblees-generales/ (27.04.20).
https://www.usinenouvelle.com/article/le-temps-des-ag-virtuelles.N952551 (22.04.20).
https://blogs.letemps.ch/vincent-kaufmann/2020/05/20/ag2020-covid-19/ (20.05.20).