Incarcération des personnes transgenres : entre liberté de choix et polémiques

Incarcération des personnes transgenres : entre liberté de choix et polémiques

Depuis mai 2022, une directive carcérale canadienne permet aux criminels d’être incarcérés dans la prison correspondant à l’identité de genre qu’ils se sont choisie. Cette liberté de choix, censée protéger les personnes transgenres en détention, a néanmoins subi des dérives et suscite dès lors de nombreux débats. 



Sur le papier, tout paraît clair, simple, logique : le Canada reconnaît le droit aux personnes purgeant une peine fédérale d’être incarcérées dans une prison adaptée à leur identité de genre. Cette décision a été officialisée en mai 2022 par le biais de la Directive du commissaire numéro 100 – délinquants de diverses identités de genre, qui est elle-même issue de la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel (loi C-16). Depuis 2017, la discrimination contre les personnes transgenres ou bispirituelles a été ajoutée à la liste des discriminations punies par cette loi.[1]

Quant à la directive du Service correctionnel du Canada (SCC), son objectif est notamment de protéger les détenues transgenres incarcérées dans des prisons pour hommes. En effet, elles sont jugées comme étant vulnérables dans un tel milieu, où elles courent le risque d’être victimes d’intimidations, de violences et d’agressions sexuelles.[2] Si, jusqu’alors, les détenues transgenres étaient incarcérées dans des conditions proches de l’isolement pour leur assurer une plus grande protection, le fait de les autoriser à être transférées, si elles en font la demande, dans des prisons réservées aux femmes pourrait améliorer leurs conditions de détention.[3]

Pour qu’un tel transfert soit autorisé, seul « un examen au cas par cas » est prévu, « afin de veiller à ce que les mesures appropriées soient prises pour respecter la dignité et les droits du délinquant concerné et assurer la sécurité de tous les délinquants »[4]. Aucun examen permettant de s’assurer de la sincérité de la personne concernée n’est nécessaire, et cette dernière n’a pas besoin d’avoir commencé « une intervention de changement de sexe ou un traitement d’hormonothérapie »[5] pour que sa demande puisse être acceptée.


DÉRIVES ET CONTROVERSES

Si cette directive est motivée par la volonté d’améliorer les conditions de détention des personnes transgenres, des voix s’élèvent pour dénoncer les dérives qui découlent de son application. Parmi elles, Heather Mason, ancienne détenue, lutte pour que ces transferts soient refusés, et affirme : 

Ces hommes essaient d’adoucir leur peine dans un environnement moins contraignant en prétendant être des femmes, mais certains cherchent aussi à s’approcher des femmes parce qu’ils sont en dedans [sic] pour une très longue période de temps [sic], et qu’ils veulent avoir du sexe.[6]

Certains groupes féministes manifestent également leur colère et leur inquiétude face à cette décision :

En tant qu’organisation féministe, on pense au droit des femmes d’abord. Les femmes n’ont pas été consultées, comme si leurs instances étaient secondaires face aux besoins des personnes trans. On leur impose la présence d’hommes biologiques dangereux dans un environnement qui leur est réservé, sans leur demander si elles ont peur ou se sentent brimées dans leur intimité.

 Élaine Grisé, membre du groupe Pour le droit des femmes du Québec[7]

Plusieurs cas troublants ont également été dénoncés au Canada et au Québec : certains délinquants sexuels ont commencé à se définir comme femme uniquement après leur condamnation, et ont obtenu leur transfert dans des établissements réservés aux femmes. L’un d’eux, notamment, continuait cependant à prendre des compléments hormonaux servant à augmenter son taux de testostérone[8].


VIF DÉBAT EN ÉCOSSE

Deux cas semblables ont également créé de vives polémiques en Écosse, notamment l’affaire concernant Isla Bryson. Cette dernière a récemment été condamnée pour le viol de deux femmes, commis en 2016 et en 2019, alors qu’Isla Bryson était encore Adam Graham[9]. Dans l’attente d’une décision concernant sa peine, la détenue avait initialement été incarcérée dans une prison pour femme. Néanmoins, les réactions ont été si vives qu’Isla Bryson a été, par la suite, transférée dans une structure réservée aux hommes.[10]

Fin janvier, le gouvernement écossais a également déclaré « la suspension du transfert de toute personne transgenre détenue ayant des antécédents de violences envers les femmes, notamment sexuelles, vers une prison pour femmes »[11], et un examen des pratiques actuellement en vigueur est en cours. Keith Brown, ministre écossais de la Justice, a toutefois appelé à la prudence et à la tolérance : 

Nous ne devons aucunement laisser s’installer l’idée que les femmes trans représenteraient une menace inhérente pour les femmes […] Ce sont les hommes prédateurs qui sont un risque pour les femmes […] comme tout groupe dans la société, un petit nombre de femmes transgenres commettront des infractions et seront incarcérées.[12]


LE FLOU SUISSE

Si l’affaire Isla Bryson a également secoué les médias helvétiques, la législation suisse compte de nombreuses lacunes en ce qui concerne les questions d’identité de genre et de protection des personnes transgenres. En 2020, une extension de la norme antiraciste a permis l’interdiction des propos et des actes haineux envers les personnes homosexuelles et bisexuelles, mais l’inclusion des personnes transgenres et intersexuelles a été rejetée lors des débats parlementaires.[13]De plus, il n’existe aucune loi fédérale concernant « l’affectation des personnes transgenres en milieu carcéral »[14] : la responsabilité est laissée aux cantons, qui peuvent décider eux-mêmes de la manière dont ils veulent agir.

Pour pallier ces lacunes, le Centre suisse de compétences en matière d’exécution des sanctions pénales (CSCSP) a rédigé un document cadre, contenant un rapport et des recommandations. Ces dernières, non contraignantes, représentent environ quinze principes ayant pour objectifs de favoriser la sécurité et le bien-être des personnes appartenant à la communauté LGBTIQ+.[15] Certains cantons ont déjà commencé à appliquer (certaines de) ces mesures, mais la décision finale revient à chaque établissement concerné. Le CSCSP prévoit également de faire un point de la situation en 2024.

Les questions juridiques entourant l’identité de genre occupent de plus en plus les esprits et l’actualité. Si aucun État n’a trouvé de solution idéale, il serait faux de croire qu’aucun effort n’est fait concernant un sujet si complexe. Seul l’avenir nous dira quelles décisions seront prises, notamment en Suisse. Affaire à suivre[1] .

Sophie Dupraz


[1] PELOQUIN, 2022

[2] HACHEY, 2022

[3] GAUTHIER, 2022

[4] PELOQUIN, 2023

[5] Ibid.

[6] PELOQUIN, 2022

[7] PELOQUIN, 2023

[8] Ibid.

[9] BBC, 2023

[10] HUFFPOST, 2023

[11] Ibid.

[12] HUFFPOST, 2023

[13] HUMANRIGHTS, 2023

[14] FOTI, 2023

[15] Ibid.


Références

BBC. “Isla Bryson: Transgender rapist jailed for eight years”, 01.03.2023, [en ligne], URL : https://www.bbc.com(consulté le 03.03.2023)

BLANC, Jean-Sébastien (rédacteur), La prise en charge des personnes LGBTIQ+ en détention, 2021, CSCSP, Fribourg, [en ligne], URL : https://www.skjv.ch (consulté le 03.03.2023)

FOTI, Nora. « Peut-on incarcérer les femmes transgenres avec les femmes ? », Blick, 09.02.2023, [en ligne], URL : https://www.blick.ch (consulté le 03.03.2023)

GAUTHIER, Martin. « Au Canada, des « dérapages » liés à la protection des détenues transgenres », Courrier international, 04.10.2022, [en ligne], URL : https://www.courrierinternational.com (consulté le 03.03.2023)

HACHEY, Isabelle. « Quand le roi est nu, il faut le dire », La Presse, 02.10.2022, [en ligne], URL : https://www.lapresse.ca

HUFFINGTONPOST. « L’Écosse suspend le transfert de personnes transgenres violentes vers des prisons pour femmes », 30.01.2023, [en ligne], URL : https://www.huffingtonpost.fr (consulté le 03.03.2023)

HUMANRIGHTS. « Les droits des personnes trans restent peu garantis en Suisse », 09.01.2023 [en ligne], URL : https://www.humanrights.ch (consulté le 03.03.2023)

PELOQUIN, Tristan. « Cohabitation controversée », La Presse, 01.10.2022, [en ligne], URL : https://www.lapresse.ca(consulté le 03.03.2023)

PELOQUIN, Tristan. « Quelle prison pour les détenues trans ? », La Presse, 26.02.2023, [en ligne], URL : https://www.lapresse.ca (consulté le 03.03.2023)

Lois et règlements

Directive du commissaire 100, Délinquants de diverses identités de genre (09.05.2022), [en ligne], URL : https://www.csc-scc.gc.ca (consulté le 03.03.2023)

Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C, 1985, ch. H-6) [en ligne], URL : https://laws-lois.justice.gc.ca(consulté le 03.03.2023)

Projet de loi C-16 [en ligne], URL : https://www.parl.ca (consulté le 03.03.2023)


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