Le cannabis en Suisse : une zone grise

Le cannabis en Suisse : une zone grise

L’illégalité du cannabis, oui mais pour combien de temps encore ? Cet article commencera par éclaircir la situation juridique actuelle relative au cannabis. Puis, les évolutions ayant cours en ce moment seront abordées, notamment celles concernant une éventuelle légalisation à venir.



QUE DIT LA LOI SUISSE AUJOURD’HUI ?

Tout d’abord, le droit suisse considère le cannabis comme un stupéfiant au sens de l’art. 2 let. a de la Loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes (LStup). On le retrouve également dans le tableau [1]  de l’Annexe OTStup-DFI. Ce qui rend le chanvre illégal aux yeux du législateur, c’est sa principale substance active : le tétrahydrocannabinol (THC), la substance euphorisante. En effet, seul le THC est contrôlé par la loi sur les stupéfiants . Par conséquent, un taux de THC de 1,0% ou plus rend la substance interdite. 

L’art. 19 al. 1 LStup détaille toute une série de comportements répréhensibles en lien avec les stupéfiants. Il punit la production, le commerce et la possession illicites de stupéfiants sous toutes les formes[1]. L’infraction est passible d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire; il s’agit donc d’un délit (cf. art. 10 al. 3 CP). Cependant, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de préciser dans un arrêt du 6 septembre 2017 que la possession d’une quantité minime de cannabis n’était pas punissable[2]. La possession relèverait en réalité d’actes préparatoires au sens de l’art. 19b LStup. L’al. 1 de cet article permet en effet à “[c]elui qui se borne à préparer des stupéfiants en quantités minimes, pour sa propre consommation ou pour permettre à des tiers de plus de 18 ans d’en consommer simultanément en commun après leur en avoir fourni gratuitement” d’échapper à toute poursuite pénale. Notre Haute Cour a d’ailleurs étendu cette jurisprudence aux mineurs[3]. Ainsi, en cas de possession de moins de 10 grammes de cannabis (une quantité minime au sens de l’art. 19b al. 2 LStup), la substance sera en général simplement confisquée. 

L’art. 19a ch. 1 LStup réprime quant à lui la consommation de stupéfiants. Il constitue une infraction privilégiée par rapport à l’art. 19 LStup, car il s’agit d’une contravention (cf. art. 103 CP)[4]. Selon l’Ordonnance sur les amendes d’ordre (OAO), le consommateur de cannabis pris sur le fait se verra infliger une amende d’ordre de CHF 100.-[5].

A noter encore que l’utilisation de cannabis à des fins médicales n’est plus illégale en Suisse depuis le 1er août 2022. Les médecins peuvent donc prescrire à leurs patients des médicaments à base de cannabis. Ces derniers sont notamment utilisés en cas de douleurs chroniques dues à des maladies comme la sclérose en plaques ou le cancer[6].

Au vu de ce qui précède, il convient de relever qu’en l’état actuel le droit suisse n’autorise toujours pas le commerce ou la consommation de cannabis à des fins récréatives. Néanmoins, petit à petit, notre ordre juridique semble tolérer, au moins indirectement, sa présence auprès des consommateurs. 


LE CAS PARTICULIER DU « CANNABIS LÉGAL »

Le cannabis dit « légal » est licite puisque son taux en THC est inférieur à 1,0%. Il n’est pas considéré comme un stupéfiant au regard de la LStup et est tout à fait légal en Suisse, moyennant le respect des réglementations. 

Le cannabidiol (CBD) est, au même titre que le THC, une des principales substances présentes dans le chanvre. Cependant, il ne produit pas d’effet psychoactif, à l’inverse du THC. Il n’est dès lors pas réglementé par la LStup. Le cannabis légal est privé de son taux habituel de THC, ce qui fait qu’il ne reste donc que du cannabidiol dans le produit ; raison pour laquelle il se fait régulièrement appeler “CBD”. 

Il faut toutefois faire attention à la consommation de cannabis légal lors de la conduite de véhicules : l’art. 2 al. 2 let. a OCR indique que la présence de THC dans le sang du conducteur est réputée le rendre incapable de conduire, la valeur limite étant de 1,5µg/L (art. 34 let. a OOCCR-OFROU). Ainsi, même en cas de consommation de CBD, l’usager de la route se risque à atteindre une teneur illégale de THC dans son sang. 


PROJETS DE LÉGALISATION 

La politique de répression helvétique ne convainc pas tout le monde. Les partisans de la légalisation relèvent que la consommation ne baisse pas malgré l’interdiction en vigueur : en effet, selon des statistiques menées en 2017, 4% des 15-64 ans (soit environ 225’000 personnes) avaient consommé du cannabis au cours du dernier mois[7]

Parmi ceux qui défendent la légalisation, le conseiller national Heinz Siegenthaler soutient que la prohibition actuelle n’est pas satisfaisante et ne remplit pas ses objectifs de protection de la population. Il argumente dans son initiative parlementaire du 25 septembre 2020 que les consommateurs ne savent pas ce qu’il y a dans leur produit. En effet, le cannabis en vente illégalement est régulièrement coupé à des substances particulièrement nocives pour la santé. Il est en outre souvent impossible de savoir à l’avance le pourcentage de THC présent dans le produit. Ce sont les raisons pour lesquelles il affirme que la seule manière de lutter efficacement contre le marché noir actuel serait que l’Etat régule lui-même le marché. L’homme politique avance également que la légalisation serait bénéfique autant économiquement qu’écologiquement à la Suisse. Au surplus, les arguments en faveur d’une interdiction et qui comparent le cannabis aux autres drogues licites (tabac, alcool) ne reposeraient pas sur des bases scientifiques récentes. Son initiative parlementaire n’a pas encore été traitée au Conseil national à ce jour[8]

Le 25 septembre 2020, l’art. 8a LStup a été modifié afin de permettre à l’Office fédéral de la santé d’accorder des autorisations pour effectuer des essais pilotes scientifiques en lien avec le cannabis. La nouvelle teneur de l’article est entrée en vigueur le 15 mai 2021 et le restera jusqu’au 14 mai 2031. Le 31 mars 2021, le Conseil fédéral a adopté l’Ordonnance sur les essais pilotes au sens de la loi sur les stupéfiants (OEPStup), qui est aussi entrée en vigueur le 15 mai 2021. Cette nouvelle loi fixe les conditions auxquelles des essais pilotes sur le cannabis récréatif peuvent être menés. Par conséquent, la prohibition du cannabis en Suisse est “suspendue” à une petite échelle. L’idée globale du projet est d’évaluer et de documenter scientifiquement les effets sur la santé et les habitudes des consommateurs de cannabis. Les données scientifiques recueillies pourront enfin servir de base décisionnelle fiable pour une éventuelle modification future de la loi[9]

Sur un plan juridique, la démarche semble être appréciée de la doctrine, qui salue la volonté d’analyser le bien-fondé d’une législation controversée. Elle relève cependant certains défauts relatifs à ces essais pilotes, notamment les contraintes imposées dans l’exécution de l’étude et l’exclusion de certains consommateurs souffrant de troubles psychiques[10].

Plusieurs grandes villes, ne faisant, une fois de plus, pas défaut à leur rôle de laboratoires de la Confédération, ont déjà manifesté leur intention de prendre part au projet, comme Lausanne, Genève ou Zurich[11]. Pour l’instant, seule Bâle-Ville a effectivement commencé les essais pilotes depuis le 30 janvier 2023. 374 personnes peuvent dès lors s’approvisionner légalement en cannabis auprès de neuf pharmacies autorisées[12].

Il faut finalement ajouter que, très récemment, la Commission fédérale pour les questions liées aux addictions et à la prévention des maladies non transmissibles (CFANT) s’est ouvertement prononcée en faveur d’un accès légal à des produits du cannabis contrôlés pour les adultes. Elle préconise à ce titre un contrôle très strict des produits mis en vente et insiste sur le fait que la substance ne doit pas non plus être promue[13]

Pour conclure cet article, il est intéressant de remarquer que le droit suisse semble progressivement s’adoucir vis-à-vis du cannabis : la dépénalisation de la préparation  (y compris la possession) d’une petite quantité de produit, l’amende plutôt légère en cas de flagrant délit de consommation, l’autorisation fédérale d’essais pilotes suspendant temporairement l’interdiction globale… Sans compter les nombreuses voix des partisans qui remettent en doute les mesures actuelles. 

De prochains développements risquent donc de survenir dans les années à venir et les résultats scientifiques des essais pilotes promettent d’être déterminants dans le tournant que prendra la situation juridique.

Laura Perez Garcia


[1] ATF 120 IV 258, consid. 2 ; CORBOZ, art. 19 LStup N 15. 

[2] Arrêt du Tribunal fédéral 6B_1273/2016 du 6 septembre 2017, consid. 1.6.2.

[3] Voir ATF 145 IV 320. 

[4] GRODECKI/JEANNERET, art. 19a LStup N 1. 

[5] OAO, Annexe 2 ch. 8001. 

[6] https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/medizin-und-forschung/heilmittel/med-anwend-cannabis/gesetzesaenderung-cannabisarzneimittel.html#:~:text=Le%201er%20ao%C3%BBt%202022,une%20autorisation%20%C3%A0%20l’OFSP

[7] https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/zahlen-und-statistiken/zahlen-fakten-zu-sucht/zahlen-fakten-cannabis.html#:~:text=En%20Suisse%2C%20plus%20d’un,ont%20d%C3%A9j%C3%A0%20exp%C3%A9riment%C3%A9%20le%20cannabis.&text=Au%20cours%20de%20l’ann%C3%A9e,ans%20ont%20consomm%C3%A9%20du%20cannabis.&text=4%25%2C%20soit%20environ%20225%20000,au%20cours%20du%20dernier%20mois

[8] SIEGENTHALER Heinz, “Réguler le marché du cannabis pour mieux protéger la jeunesse et les consommateurs”, initiative parlementaire du 25 septembre 2020 (20.473).

[9] FF 2019 2497. 

[10] JUNOD, sui-generis 2018, p. 426-427.

[11] Lausanne : https://www.rts.ch/info/regions/vaud/13082245-un-projet-de-vente-controlee-de-cannabis-lance-en-fin-dannee-a-lausanne.html ;

Genève : https://www.rts.ch/info/regions/geneve/13420373-geneve-veut-lancer-un-essai-pilote-de-vente-regulee-de-cannabis.html

Zurich : https://www.stadt-zuerich.ch/gud/de/index/departement/medien/medienmitteilungen/2022/oktober/221005a.html

[12] https://www.rts.ch/info/regions/autres-cantons/13743294-debut-du-projet-pilote-de-vente-de-cannabis-en-pharmacie-a-bale.html

[13] https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-92004.html


Références

Doctrine juridique : 

CORBOZ Bernard, Les infractions en droit suisse, Volume II, 3e éd., Stämpfli, 2010. 

GRODECKI Stéphane/JEANNERET Yvan, LStup: dispositions pénales, Helbing Lichtenhahn, 2022. 

JUNOD Valérie, Cannabis utilisé à des fins non-médicales: Feu vert pour des essais pilotes ciblés?, in sui-generis 2018, p. 414 ss. 

Sites internet : 

Médicaments à base de cannabis: modification de la loi : https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/medizin-und-forschung/heilmittel/med-anwend-cannabis/gesetzesaenderung-cannabisarzneimittel.html#:~:text=Le%201er%20ao%C3%BBt%202022,une%20autorisation%20%C3%A0%20l’OFSP

Consommation de cannabis: faits et chiffres : https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/zahlen-und-statistiken/zahlen-fakten-zu-sucht/zahlen-fakten-cannabis.html#:~:text=En%20Suisse%2C%20plus%20d’un,ont%20d%C3%A9j%C3%A0%20exp%C3%A9riment%C3%A9%20le%20cannabis.&text=Au%20cours%20de%20l’ann%C3%A9e,ans%20ont%20consomm%C3%A9%20du%20cannabis.&text=4%25%2C%20soit%20environ%20225%20000,au%20cours%20du%20dernier%20mois

Un projet de vente contrôlée de cannabis lancé en fin d’année à Lausanne – rts.ch – Vaud : https://www.rts.ch/info/regions/vaud/13082245-un-projet-de-vente-controlee-de-cannabis-lance-en-fin-dannee-a-lausanne.html

Genève veut lancer un essai pilote de vente régulée de cannabis – rts.ch : https://www.rts.ch/info/regions/geneve/13420373-geneve-veut-lancer-un-essai-pilote-de-vente-regulee-de-cannabis.html

Du cannabis sera vendu sous contrôle dans les pharmacies zurichoises – rts.ch – Suisse : https://www.rts.ch/info/suisse/12491762-du-cannabis-sera-vendu-sous-controle-dans-les-pharmacies-zurichoises.html?rts_source=rss_t

Début du projet pilote de vente de cannabis en pharmacie à Bâle – rts.ch – Autres cantons : https://www.rts.ch/info/regions/autres-cantons/13743294-debut-du-projet-pilote-de-vente-de-cannabis-en-pharmacie-a-bale.html

Le cannabis doit être contrôlé et légalement accessible, mais sa consommation ne doit pas être promue: https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-92004.html


Source image : https://www.pexels.com/fr-fr/photo/mains-centrale-croissance-dope-7667879/


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