La bouleversante affaire de la valise d’Auschwitz

La bouleversante affaire de la valise d’Auschwitz

Au début des années 2000, se rendant à une exposition temporaire au Mémorial de la Shoah, Michel Lévi-Leleu fit la surprenante découverte d’une valise qui ne s’avéra être nulle autre que celle de son père, un ancien déporté. Dès lors, il décida de tout mettre en œuvre pour faire en sorte que cette valise ne retourne plus jamais à Auschwitz. Et c’est ainsi que débuta une longue bataille juridique, pleine de rebondissements… 



En 2004, plusieurs objets de la collection du Musée national d’Auschwitz-Birkenau furent donnés en prêt au Mémorial de la Shoah à Paris dans le cadre de l’exposition « L’histoire des juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale ». Malgré son manque d’enthousiasme, Michel Lévi-Leleu s’y rendit, accompagné de sa fille Claire. Celle-ci s’aperçut, en y regardant de plus près, que l’étiquette accrochée à l’une des valises exhibées portait le nom de Pierre Lévi, son grand-père. Bouleversés, ils en informèrent le Mémorial. Et c’est à partir de cet instant que Michel Lévi-Leleu entreprit tout le nécessaire pour que la valise ne retourne plus jamais à Auschwitz. Le Mémorial soutint sa cause, et son Président Jacques Freidj fut nommé comme intermédiaire lors des négociations avec le musée national[1]

Cependant, les tentatives de compromis échouèrent successivement. Selon le directeur du musée national, la valise détiendrait une valeur historique. Comme tous les autres objets exposés à Auschwitz, elle prouverait de l’existence du camp d’extermination. Les objets formant un tout, il s’agirait d’un témoignage de l’Histoire qu’il ne faudrait en aucun cas effacer en dispersant les biens. En effet, toujours selon les dires du directeur, d’autres objets risqueraient d’être revendiqués par la suite[2]

Finalement, en août 2005, un compromis sembla voir le jour : le Comité international d’Auschwitz, dont le but est de coordonner les comités nationaux de commémoration de la Shoah, accepta que le prêt soit prolongé d’une durée de 6 mois, soit jusqu’en janvier 2006. Jugeant cette prolongation de prêt trop brève et réalisant qu’il ne serait plus possible de trouver un accord, Michel Lévi-Leleu intenta une action en restitution devant le Tribunal de grande instance de Paris[3]

Mais le Tribunal n’aura pas eu le temps de rendre sa décision avant que Michel Lévi-Leleu et le musée national ne s’accordent miraculeusement en date du 4 juin 2009 : la valise restera exposée au Mémorial de la Shoah pour une durée limitée de 25 ans[4]. Est-ce que le choix de cette durée avait pour but d’attendre que Monsieur Lévi-Leleu ne soit plus de ce monde et ne puisse ainsi plus revendiquer quoi que ce soit ? Certainement.

Mais cette affaire soulève surtout beaucoup d’autres questions, qui nous touchent finalement toutes et tous. Nous pensons par là, à notre rapport à l’Histoire et à notre façon de la commémorer. L’affaire de la valise d’Auschwitz nous conduit à nous demander quels sont les réels intérêts à protéger. Les intérêts des musées sont-ils encore légitimes aujourd’hui ? Quel est, globalement, le rôle des musées de nos jours ? Doivent-ils mettre de côté leurs intérêts lorsqu’un particulier en invoque d’autres en apparence plus légitimes ?

C’est ce que nous allons voir en examinant en premier lieu les arguments du musée, puis, en évaluant, en second lieu, les intérêts de Michel Lévi-Leleu.

Diabolisé durant toute l’affaire, c’est en premier lieu sur le musée national d’Auschwitz que nous allons nous concentrer. 

Durant les négociations, ce musée a principalement invoqué des arguments liés à la valeur historique de la valise pour l’ensemble de l’humanité. Or, derrière ces arguments nobles se cachent des intérêts purement économiques. En effet, Auschwitz est inscrit depuis 1989 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Il s’agit donc d’un site ayant une valeur universelle exceptionnelle[5]. Cela a pour conséquence d’attirer chaque année un bon nombre de visiteurs qui contribuent à perpétuer la notoriété du site. Afin de maintenir cet attrait et sa prospérité, il était donc indispensable que le musée fasse tout son possible pour garder ses biens. 

Par ailleurs, le Mémorial de la Shoah semble suivre la même logique. Derrière ses airs d’ange gardien protecteur des intérêts de Monsieur Lévi-Leleu, il dissimule son désir d’obtenir de façon permanente, un bien, qui avait fait tant parler de lui à la suite de l’éclatement au grand jour de l’affaire. Cela nous conduit tout naturellement à nous poser la question de l’impartialité du Président du Mémorial dans son rôle d’intermédiaire. Cette désignation est assez surprenante puisque l’institution a ouvertement déclaré soutenir Michel Lévi-Leleu. Ceci relève d’une autre problématique, et nous n’entrerons donc pas en matière. Néanmoins, nous pouvons désormais distinguer les réelles intentions des musées dans une procédure. 

Dans cette affaire, c’est principalement Michel Lévi-Leleu qui avait des arguments directement liés à la valeur affective de l’objet. Bien que son profond désir d’empêcher le retour de cette valise dans cet ancien camp d’extermination nous semble entièrement compréhensible, nous sommes d’avis que la restitution ne doit en aucun cas se faire de façon automatique. 

Le placement de la valise à Auschwitz est loin d’être un choix saugrenu. Il s’agit du lieu où l’objet a été retrouvé, il s’agira donc du lieu où il sera exposé. Cela constitue, de surcroît, une preuve matérielle des massacres contre les Juifs survenus durant la deuxième guerre mondiale, et une preuve fondamentale pour lutter contre toute forme de négationnisme. Aussi, réunir les objets en un seul et unique endroit connu de façon durable crée un lieu symbolique de commémoration pour l’humanité entière, et tout particulièrement pour les descendants des victimes. 

Toutefois, le déplacement définitif de la valise ailleurs n’aurait pas altéré la réputation du musée d’Auschwitz. Il s’agirait d’une exception qui aurait été faite à une personne particulièrement touchée par le destin tragique de son père. Le désir qu’a eu Monsieur Lévi-Leleu de se lancer dans une bataille juridique durant plus de quatre ans n’est pas représentatif de la volonté de l’ensemble des descendants des déportés d’Auschwitz. En premier lieu, parce que tous les objets n’appartiennent pas à des personnes identifiables. En second lieu, parce que lorsqu’ils le sont, les descendants ne sont pas prêts à entamer toutes les démarches que Monsieur Lévi a entreprises : certains se contentent de les laisser où ils ont été retrouvés et d’autres ne sont tout simplement plus en vie pour réclamer quoi que ce soit. 

En effet, plus le temps passera, moins il y aura de demandes en ce sens. Contrairement à l’avis du musée, nous ne pensons pas qu’il existait un risque concret que des descendants viennent revendiquer en grand nombre ces biens et que la réputation du musée soit mise en péril à cause de cela. Preuve en est : il n’y a pas eu d’histoire similaire par la suite, ou à tout le moins, inconnue des médias.  

Nous pouvons donc conclure que les arguments du musée, bien que recevables, masquent des raisons économiques et cherchent à dissuader tout descendant de revendiquer ses éventuels objets. D’autre part, et bien que les motifs de Michel Lévi-Leleu nous soient entièrement compréhensibles, il existe un intérêt prépondérant à ce que les objets soient exposés en un seul et unique endroit afin d’assurer la commémoration et la transmission aux générations futures d’un événement tristement célèbre.  

De manière générale, nous devons faire en sorte que les objets restent conservés convenablement et que leur exposition puisse être accessible au grand public. En effet, l’éparpillement de biens appartenant au même événement historique empêche les visiteurs de les retrouver dans un lieu précis. Nous resterons toutefois très prudents sur un point : un particulier qui se prévaudrait d’un intérêt prépondérant devrait toujours être en mesure de pouvoir tenter d’obtenir par des moyens juridiques la restitution ou le déplacement de certains objets dans un lieu qui lui semblerait plus juste. 

Alexia CRIADO


[1]                Arthemis, Auschwitz Suitcase – Pierre Lévi Heirs and Auschwitz-Birkenau State Museum Oswiecim and Shoah Memorial Museum Paris: https://plone.unige.ch/art-adr/cases-affaires/auschwitz-suitcase-2013-pierre-levi-heirs-and-auschwitz-birkenau-state-museum-oswiecim-and-shoah-memorial-museum-paris ; François Mondoux, Le Temps, Bataille judiciaire pour une valise d’Auschwitz, du 21 septembre 2006.

                  Mandelbaum, Yaël and Manoushak Fashahi, “Une valise en partage.”, Documentary, in France Culture, Champ libre, June 18, 2010, Accessed June 6, 2011. http://www.franceculture.com/emission-sur-les-docks-champ-libre-44-une-valise-en-partage-2010-06-18.html ; Pascal Ceaux, Le Monde, Soixante ans de douleur dans une valise, du 1er septembre 2006 : https://www.lemonde.fr/societe/article/2006/09/01/memoire-des-deportes-soixante-ans-de-douleur-dans-une-valise_808572_3224.html.

[2]                Arthemis, Auschwitz Suitcase – Pierre Lévi Heirs and Auschwitz-Birkenau State Museum Oswiecim and Shoah Memorial Museum Paris : https://plone.unige.ch/art-adr/cases-affaires/auschwitz-suitcase-2013-pierre-levi-heirs-and-auschwitz-birkenau-state-museum-oswiecim-and-shoah-memorial-museum-paris.

[3]                Ibid

[4]                Ibid

[5]                https://whc.unesco.org/fr/faq/49. 


BIBLIOGRAPHIE

Arthemis, Auschwitz Suitcase – Pierre Lévi Heirs and Auschwitz-Birkenau State Museum Oswiecim and Shoah Memorial Museum Paris : https://plone.unige.ch/art-adr/cases-affaires/auschwitz-suitcase-2013-pierre-levi-heirs-and-auschwitz-birkenau-state-museum-oswiecim-and-shoah-memorial-museum-paris.

François Mondoux, Le Temps, Bataille judiciaire pour une valise d’Auschwitz, du 21 septembre 2006.

Mandelbaum, Yaël and Manoushak Fashahi, “Une valise en partage.”, Documentary, in France Culture, Champ libre, June 18, 2010 : http://www.franceculture.com/emission-sur-les-docks-champ-libre-44-une-valise-en-partage-2010-06-18.html.

Pascal Ceaux, Le Monde, Soixante ans de douleur dans une valise, du 1er septembre 2006 : https://www.lemonde.fr/societe/article/2006/09/01/memoire-des-deportes-soixante-ans-de-douleur-dans-une-valise_808572_3224.html.

Image de garde : https://plone.unige.ch/art-adr/cases-affaires/auschwitz-suitcase-2013-pierre-levi-heirs-and-auschwitz-birkenau-state-museum-oswiecim-and-shoah-memorial-museum-paris.


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