La mesure d’internement à vie au sein du système de justice pénale suisse

La mesure d’internement à vie au sein du système de justice pénale suisse

Acceptée par le peuple et les cantons le 8 février 2004, l’initiative populaire « Internement à vie pour les délinquants sexuels ou violents jugés dangereux et non amendables » a depuis lors soulevé de nombreuses interrogations en matière d’application au niveau fédéral et plus largement en matière de conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après CEDH)[1].



L’art. 123a de la Constitution fédérale (ci-après Cst.)[2] est entré en vigueur immédiatement après l’approbation de l’initiative populaire par le peuple et les cantons[3]. Cette norme constitutionnelle est structurée de la manière suivante :

« 1 Si un délinquant sexuel ou violent est qualifié d’extrêmement dangereux et non amendable dans les expertises nécessaires au jugement, il est interné à vie en raison du risque élevé de récidive. Toute mise en liberté anticipée et tout congé sont exclus.

2 De nouvelles expertises ne sont effectuées que si de nouvelles connaissances scientifiques permettent d’établir que le délinquant peut être amendé et qu’il ne représente dès lors plus de danger pour la collectivité. L’autorité qui prononce la levée de l’internement au vu de ces expertises est responsable en cas de récidive.

3 Toute expertise concernant le délinquant est établie par au moins deux experts indépendants qui prennent en considération tous les éléments pertinents ».

L’art. 64 al. 1bis du Code pénal (ci-après CP)[4], dont le contenu actuel est entré en vigueur le 1er août 2008, constitue une mise en œuvre de l’art. 123a Cst. En vue d’être appliquée, la disposition légale prévoit la réalisation de plusieurs conditions cumulatives : 

« 1bis Le juge ordonne l’internement à vie si l’auteur a commis un assassinat, un meurtre, une lésion corporelle grave, un viol, un brigandage, une contrainte sexuelle, une séquestration, un enlèvement, une prise d’otage ou un crime de disparition forcée, s’il s’est livré à la traite d’êtres humains, a participé à un génocide ou a commis un crime contre l’humanité ou un crime de guerre (titre 12ter) et que les conditions suivantes sont remplies:

a. en commettant le crime, l’auteur a porté ou voulu porter une atteinte particulièrement grave à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle d’autrui;

b. il est hautement probable que l’auteur commette à nouveau un de ces crimes;

c. l’auteur est qualifié de durablement non amendable, dans la mesure où la thérapie semble, à longue échéance, vouée à l’échec. »

Cet article vise à mettre en lumière les conditions du prononcé de l’internement à vie, ses modalités d’exécution ainsi que la compatibilité d’une telle mesure avec le droit international.


LES CONDITIONS DU PRONONCÉ DE L’INTERNEMENT À VIE

La réalisation de plusieurs conditions cumulatives est indispensable pour que le juge puisse prononcer un internement à vie[5]. En premier lieu, l’art. 64 al. 1bis CP précise les termes de l’art. 123a al. 1 Cst. en proposant une définition de la notion de « délinquants sexuels ou violents ». C’est la raison pour laquelle la loi prévoit une liste exhaustive qui énonce les crimes passibles d’une telle mesure. En second lieu, il est requis que l’atteinte portée ou voulue à l’encontre d’autrui soit « particulièrement grave » (art. 64 al. 1bis let. a CP). Celle-ci peut être des lésions physiques, des troubles psychiques dus à la survenance d’un crime ou encore une atteinte à la liberté de décision en matière sexuelle. Dès lors, la consommation de l’infraction n’est pas nécessaire, la tentative suffit à satisfaire la condition susmentionnée[6]. En troisième lieu, l’art. 123a al. 1 Cst. prescrit que l’auteur doit être qualifié d’extrêmement dangereux, en l’occurrence lorsqu’ « il est hautement probable que l’auteur commette à nouveau un de ces crimes » (art. 64 al. 1bis let. b CP). Le risque de récidive doit ainsi être concret et élevé. Quant à un éventuel trouble mental chez l’auteur, celui-ci n’est pas essentiel, mais il convient néanmoins de relever que celui-ci accroît particulièrement le risque de récidive[7]. En dernier lieu, il faut que l’auteur soit qualifié de « durablement non amendable » (art. 64 al. 1bis let. c CP). Cela implique qu’il n’ait pas accès à une thérapie ou que « [celle-ci] semble, à longue échéance, vouée à l’échec ». Ainsi, la mesure d’internement à vie tend à trouver application uniquement en ultima ratio.


LES MODALITÉS D’EXÉCUTION DE L’INTERNEMENT À VIE

Au regard de l’art. 64c al. 6 CP, la peine privative de liberté est exécutée avant la mesure d’internement. La personne internée à vie ne peut se voir accorder ni congé ni allégement dans l’exécution de la peine, et ce, tant lors de l’exécution de la peine privative de liberté qu’au cours de l’internement (art. 84 al. 6bis CP)[8]. Au moment de l’exécution de la peine privative de liberté, ou au terme de celle-ci, l’autorité compétente examine, d’office ou sur demande, « s’il existe de nouvelles connaissances scientifiques donnant à penser que l’auteur peut être traité de telle manière qu’il ne représente plus de danger pour la collectivité » (art. 64c al. 1 CP et art. 123a al. 2 Cst.). Cette dernière prend sa décision en se fondant sur le rapport de la Commission fédérale spéciale chargée d’évaluer les possibilités de traiter les personnes internées à vie (art. 387 al. 1bis CP). En principe, une libération conditionnelle peut être prononcée. Cependant, dans la pratique, elle relève pour ainsi dire de l’impossible, puisque les exigences en la matière sont particulièrement élevées. D’une part, si l’autorité compétente « conclut que l’auteur peut être traité, elle lui propose un traitement » au sein d’un établissement fermé (art. 64c al. 2 CP). D’autre part, si le traitement démontre « que la dangerosité de l’auteur a notablement diminué et peut encore diminuer au point qu’il ne présente plus de danger pour la collectivité, le juge lève l’internement à vie et ordonne une mesure thérapeutique institutionnelle » à nouveau au sein d’un établissement fermé (art. 64c al. 3 CP). Ainsi, la libération conditionnelle de l’internement à vie peut être prononcée par le juge qu’en faveur d’un « auteur qui, pour cause de vieillesse, de maladie grave ou pour une autre raison, ne représente plus de danger pour la collectivité » (art. 64c al. 4 CP). Ce dernier doit se fonder sur les expertises réalisées par au moins deux experts indépendants et expérimentés qui n’ont pas pris en charge l’auteur par le passé (art. 64c al. 5 CP et art. 123a al. 3 Cst.). Enfin, la responsabilité civile de la collectivité publique dont relève l’autorité décisionnelle est engagée si la personne ainsi libérée commet à nouveau l’un des crimes prévus par l’art. 64 al. 1bis CP (art. 380a al. 1 CP)[9].


LA COMPATIBILITÉ DE L’INTERNEMENT À VIE AVEC LE DROIT INTERNATIONAL

La privation de liberté liée à tout internement est une atteinte sérieuse au droit à la liberté (art. 5 CEDH, art. 9 Pacte II de l’ONU, art. 10 al. 2 et art. 31 Cst.). L’absence de durée maximale pour l’internement à vie et celle de limite par le principe de la responsabilité pour faute contribuent à l’étendue de cette atteinte[10].

Une atteinte à la liberté est admissible seulement si elle repose sur une disposition légale, soutient l’intérêt public ou les droits fondamentaux d’autrui et satisfait le principe de proportionnalité prévu à l’art. 36 Cst. Aucune violation de l’interdiction de la torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradant n’est par conséquent permise. La dignité humaine doit elle aussi être honorée à l’aune de l’art. 3 CEDH, l’art. 7 Pacte II de l’ONU et l’art. 10 al. 3 Cst.

Au sens de l’art. 5 al. 1 let. a CEDH, une privation de liberté est justifiée uniquement après condamnation par un tribunal compétent. Cette norme vise à préserver la sécurité en cas de crime et s’applique dès lors à la mesure d’internement à vie appliquée en droit suisse. Si la personne ne constitue plus un danger pour elle-même et pour autrui, le juge est tenu de lever la mesure d’internement à vie[11].

Au contraire de l’internement ordinaire (art. 64b CP), l’internement à vie ne prévoit aucune reconsidération annuelle. Cette mesure se heurte ainsi à l’art. 5 al. 4 CEDH selon lequel « toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale »[12]. Quant à la Constitution fédérale, celle-ci ne prévoit l’internement à vie, nous l’avons vu, qu’en présence de « nouvelles connaissances scientifiques » (art. 123a al. 2 Cst.). Cela concerne en d’autres termes, tel que l’a relevé le Conseil fédéral, « [les nouvelles connaissances scientifiques] acquises par le biais de procédés méthodiques, qui concernent la nature dangereuse et (non) amendable du délinquant ayant amené son internement », pour que l’internement à vie soit conforme avec l’art. 5 al. 4 CEDH[13].

Au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après CrEDH), une privation de liberté à perpétuité est conforme à l’art. 3 CEDH seulement s’il existe la possibilité juridique et effective de l’atténuer[14]. Ainsi, la possibilité d’un nouvel examen de la mesure en appréciant le comportement de la personne pendant sa privation de liberté et la perspective d’une libération sont requises. Au moment où la mesure d’internement à vie est prononcée, la personne jugée peut invoquer une violation de l’art. 3 CEDH, puisqu’elle est supposée connaître les critères relatifs à une libération potentielle pour adapter son comportement en conséquence. Ce nonobstant, l’art. 64c CP ne prévoit pas de considérer les progrès réalisés par la personne dans sa réadaptation. La loi ne précise pas non plus le comportement approprié auquel elle doit se conformer dans la perspective d’une libération conditionnelle.

La CrEDH estime que la notion de « peine » doit être interprétée en se demandant si la mesure concernée a été administrée postérieurement à la condamnation prononcée pour un crime (art. 7 CEDH). Ainsi, le Conseil fédéral estime que l’internement d’un auteur coupable d’une infraction avant l’entrée en vigueur de la nouvelle législation est envisageable seulement si les conditions des anciens art. 42 ou 43 CP étaient remplies[15].


CONCLUSION

Depuis son entrée en vigueur au sein de notre ordre juridique, la mesure d’internement à vie n’a cessé de susciter de vives réactions. Nous pensons que les conditions de son application s’opposent avec les dispositions en vigueur en droit international. Il est ainsi nécessaire de faire preuve de la plus haute prudence pour qu’une telle mesure soit appliquée en dernier recours conformément à l’avis des experts en psychiatrie légale, et si possible, l’éviter en toutes circonstances.

Mara ZANINETTI 


[1] RS 0.101 Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

[2] RS 101 Constitution fédérale de la Confédération suisse.

[3] Office fédéral de la justice. Internement à vie. Consulté le 1er décembre 2021 à [https://www.bj.admin.ch/bj/fr/home/sicherheit/gesetzgebung/archiv/verwahrung.html#medienmitteilungen__content_bj_fr_home_sicherheit_gesetzgebung_archiv_verwahrung_jcr_content_par_tabs].

[4] RS 311.0 Code pénal suisse.

[5] QUELOZ N., p. 139.

[6] MOMBELLI S. Avenir de l’internement à vie pour les délinquants dangereux en Suisse. Jusletter du 23 juillet 2012. Consulté le 29 décembre 2021 à [https://jusletter.weblaw.ch/juslissues/2012/672/_10492.html].

[7] BROSSARD R., QUELOZ N. Art. 64 Ibis CP : Internement à vie.

[8] QUELOZ N., p. 140.

[9] QUELOZ N., p. 141.

[10] EUGSTER A. L’internement en Suisse : Examen de quelques aspects critiques dans la perspective des droits humains. Newsletter CSDH N°20 du 16 décembre 2014. Consulté le 1er décembre 2021 à [https://www.skmr.ch/frz/domaines/police/nouvelles/internement-suisse.html].

[11] FF 4006 869 Message relatif à la modification du code pénal dans sa version du 13 décembre 2002., p. 878.

[12] JEANNERET Y., KUHN A. L’internement à vie devant le Tribunal fédéral : l’indépendance et le courage de la Haute cour à l’honneur. Jusletter du 16 décembre 2013. Consulté le 29 décembre 2021 à [https://jusletter.weblaw.ch/fr/juslissues/2013/738/_11889.html#sectionf204c532-aa37-4848-a3e5-b08ebb9c3bdb].

[13] FF 2001 3265 Message concernant l’initiative populaire « Internement à vie pour les délinquants sexuels ou violents jugés très dangereux et non amendables », p. 3283.

[14] ACEDH : Vinter et autres c. Royaume-Uni du 9 juillet 2013 (Requête n° 66069/09).

[15] FF 4006 869 Message relatif à la modification du code pénal dans sa version du 13 décembre 2002., p. 873


JURISPRUDENCE

Arrêt du Tribunal fédéral 6B_65/2007 du 7 mai 2007

Arrêt du Tribunal fédéral 6B_81/2011 du 16 mai 2011

Arrêt du Tribunal fédéral 6B_315/2012 du 21 décembre 2012

Arrêt du Tribunal fédéral 6B_93/2013 du 22 novembre 2013

Arrêt du Tribunal fédéral 6B_35/2017 du 26 février 2018

BIBLIOGRAPHIE

EUGSTER A. L’internement en Suisse : Examen de quelques aspects critiques dans la perspective des droits humains. Newsletter CSDH N°20 du 16 décembre 2014.

GASSER J., GRAVIER B. Quelques conséquences de l’application du nouveau code pénal suisse sur la psychiatrie légale, Revue médicale suisse, 2007, 2103-2112.

GASSER J., GRAVIER B., RAGGENBASS R. Questions éthiques et cliniques posées par l’adoption de l’initiative sur l’internement à vie des délinquants particulièrement dangereux par le peuple suisse, Bulletin des médecins suisses, 2006, 304-309.

JEANNERET Y., KUHN A. L’internement à vie devant le Tribunal fédéral : l’indépendance et le courage de la Haute cour à l’honneur. Jusletter du 16 décembre 2013.

MOMBELLI S. Avenir de l’internement à vie pour les délinquants dangereux en Suisse. Jusletter du 23 juillet 2012.

QUELOZ Nicolas, Mesures thérapeutiques et internement. Les nouvelles dispositions du CPS : du terrain connu à la terra incognita, in PFISTER-LIECHTI R. (Ed.), Partie générale du code pénal, Berne, Stämpfli, 2007, 125-148.

QUELOZ Nicolas, BROSSARD Raphaël, Art. 64 Ibis et 64c CP: Internement à vie. Conditions d’application; examen de la libération et libération conditionnelle, in ROTH Robert, MOREILLON Laurent (Eds.), Code pénal I, Art. 1-110 CP – Commentaire romand, Bâle, Helbing Lichtenhahn, 2009, 649-653 et 665-673.

Image : Tonatiuh Ambrosetti, Lausanne. Confédération suisse (Août 2013). Tribunal pénal fédéral, Bellinzone. Consulté le 29 décembre 2021 à [https://www.bstger.ch/fr/media/foto-della-sede.html].


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