Le Fédéralisme : entre la Suisse et les Émirats arabes unis

Le Fédéralisme : entre la Suisse et les Émirats arabes unis

Quand le sujet du fédéralisme est abordé en Suisse, c’est pour souligner la particularité de ce petit pays au sein de l’Europe. Pourtant, 40 % de la population mondiale se trouve dans un État fédéral[1]. Allant des États-Unis – la plus ancienne démocratie du monde selon le Forum économique mondial[2]– jusqu’en Inde – la plus grande démocratie du monde – en passant par le continent africain, le fédéralisme ne présente pas une forme unique dans le monde et semble être un modèle répandu, applicable partout et selon les particularités et les besoins de chaque pays. Ainsi, il peut reposer sur des principes démocratiques comme sur une base de monarchie absolue. 



Une définition de la notion de fédéralisme semble nécessaire pour faciliter la compréhension de ce qui suit. 

Diverses formes d’organisations du pouvoir existent. Un État fédéral est souvent distingué de ce qui est un État centralisé ou unitaire. L’État fédéral se différencie de l’organisation unitaire de l’autorité dans la forme de la répartition du pouvoir sur son territoire. L’autorité unitaire possède une souveraineté illimitée dans l’exercice de ses pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif. Cependant, l’État fédéral partage ses pouvoirs avec les différentes entités territoriales ou communautés qui le composent, appelées les États fédérés. Ainsi, sa souveraineté est partagée avec ces derniers. L’État fédéral et ses entités forment un tout appelé une fédération. Ce partage de souveraineté est normalement prescrit dans la loi constitutive de l’État fédéral,à savoir la Constitution. Celle-ci ne peut être, en principe, modifiée sans l’accord préalable de tous les composants de l’État fédéral. À défaut de consultation, l’État fédéral se voit dissout. 

La forme de l’État unitaire, choisie par exemple en France, est la forme la plus répandue dans le monde. Toutefois, nombreux sont les pays qui ont choisi la forme de l’État fédéral, notamment la Suisse et ses 26 cantons, l’Allemagne et ses 16 Länder, ou le Canada avec ses 10 provinces et 3 territoires. Une composition de plusieurs unités est une des définitions simplistes du fédéralisme. Ces unités à plusieurs niveaux jouissent d’une autonomie au sein de l’État fédéral et sont généralement garanties par la Constitution. Selon l’origine étymologique du mot fédération – en latin foedus, soit l’alliance – il s’agit en effet d’un ensemble d’États souverains et autonomes qui réunissent un gouvernement adoptant une structure constitutionnelle intitulée le « fédéralisme ». L’idée de base « consiste à relier l’unité d’un État à l’autonomie de ses entités composantes[3] ».

La limitation du fédéralisme au modèle américain[4] est ainsi une erreur assez fréquente. 


Nous analyserons en particulier les points communs et les différences entre le fédéralisme suisse et celui des Émirats arabes unis.

La présence d’une immigration importante s’avère une des premières similarités entre ces deux pays. En effet, durant les années 1980 et jusqu’à aujourd’hui, la Suisse s’est construite en grande partie grâce à la politique de recours à la main-d’œuvre étrangère de qualité. Ce principe est plus ou moins repris par la politique étrangère des Émirats arabes unis en se référant au savoir-faire et à l’expérience des travailleurs hautement qualifiés pour la construction du pays après la découverte du pétrole. Cependant, une différence quant à la politique de naturalisation existe. Les travailleurs étrangers en Suisse peuvent, après une certaine durée, bénéficier d’une naturalisation dite ordinaire selon les articles 9 et suivants de la loi du 20 juin 2014 sur la nationalité suisse[5] sous réserve du respect des conditions légales.

Pour les étrangers se trouvant sur le territoire des Émirats, les conditions d’accès à la naturalisation sont plus strictes, avec une durée de résidence pouvant aller jusqu’à 30 ans et l’exclusivité de la nationalité acquise est la règle. Par conséquent le requérant devra, pour obtenir la nationalité émiratie, abandonner toutes les nationalités acquises antérieurement. 

Toutefois, les Émirats arabes unis se rapprochent de plus en plus du modèle suisse en ouvrant la naturalisation à une certaine catégorie d’étrangers se trouvant sur le territoire des émirats. Ceci est dans l’optique de contribuer « au développement et la prospérité du pays »[6] . Cette catégorie de futurs naturalisés est constituée de médecins, de chercheurs, d’écrivains ou des architectes qualifiés ainsi que leurs familles. Cette vision est relativement comparable à l’idée de l’intégration réussite et la volonté de participer à la vie économique ou l’intention d’acquérir une formation selon le Conseil fédéral lors de la révision de la loi sur la nationalité suisse[7]

D’un point de vue constitutionnel, les Émirats arabes unis possèdent un Conseil suprême fédéral représentant la plus haute autorité de la Fédération selon l’art. 46 de la Constitution du 2 décembre 1971 des Émirats arabes unis (ci-après Constitution des Émirats). Ce conseil est composé des « souverains » de chaque émirat, soit les 7 représentants de chaque émirat à savoir Abou Dhabi, Dubaï, Charjah, Oumm al-Qaïwain, Ajman, Foujaïrah et Ras al-Khaïmah. Chaque émirat dispose d’une seule voix lors des délibérations du Conseil suprême. Le Conseil suprême possède des compétences exécutives et législatives énumérées à l’art. 47 de la Constitution des Émirats.

Quant au sujet de notre Constitution helvétique, elle accorde au Conseil fédéral le statut d’autorité « directoriale et exécutive suprême de la Confédération » selon l’art. 174 de ladite Constitution. Ce Conseil est composé de 7 membres et prend des décisions en collégialité. Il possède une compétence tant exécutive que législative – objectivement plus réduite que celle accordée au Conseil suprême – comme précise les articles 181 et 182 de la Constitution suisse.

À première vue, l’art. 122 de la Constituions des Émirats présente une similitude existe avec l’art. 3 de la Constitution suisse. En effet, l’art. 122 de la Constitution des Émirats énonce que les Émirats ont une compétence dans tous les sujets non assignés à la compétence exclusive de la Fédération. Cette formulation rejoint le principe de subsidiarité consacré par l’art. 3 de la Constitution suisse selon lequel la Confédération helvétique n’exerce que les compétences déléguées exclusivement par la Constitution. En d’autres termes et pour des raisons historiques, les cantons sont « souverains » tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution.

Une particularité existe dans le fédéralisme émirati quant à la formulation de ses compétences. En effet, à la teneur d’une interprétation littérale, l’art. 120 de la Constitution des Émirats liste les compétences dites « exclusives » à la Fédération. Pour les compétences partagées l’art. 121 et 123 de la Constitution des Émirats énumèrent celles-ci sous réserve du respect de certaines conditions. 

Quant à la Suisse, aucune liste explicite existe au sein de la Constitution. Ceci est dû à l’évolution périodique et continue de ses compétences selon la volonté populaire par le biais des initiatives populaires analysées ci-dessous. Cette répartition des compétences semble accorder un esprit propre et distinct à chaque territoire du pays. 

L’émirat d’Abu Dhabi est souvent qualifié du principal « contribuable » financier des Émirats arabes unis. Ce rôle est celui qui fut celui de Berne durant l’ancienne Confédération soit l’endroit « de là où venait l’argent »[8].

Une certaine répartition des rôles politiques et économiques selon le territoire apparaît présente tant en Suisse qu’aux Emirats arabes unis. Berne, qui concentre le pouvoir exécutif et législatif, est comparable à Abu Dhabi. Cependant, cette dernière contient aussi le siège de la Cour suprême fédérale qui peut théoriquement siéger dans la capitale de chacun des autres émirats dans des situations de nécessité comme présente l’art. 100 de la Constitution des Émirats.Quant à la « vitrine » du pays, Zurich qui est en pleine croissance démographique et économique semble assimilable à la région de Dubaï. 

La Suisse et les Émirats arabes unis possèdent une particularité commune au sujet de l’organisation de la vie politique et le respect de la représentation des régions au sein du système exécutif. La fameuse « formule magique » suisse qui implique une répartition implicite des sièges au Conseil fédéral entre les principaux partis politiques est relativement reprise au sein du système émirati. Même si aucune base légale identique à l’art. 175 al. 4 de la Constitution helvétique existe dans le système émirati en exigeant explicitement que « les diverses régions et les communautés linguistiques doivent être équitablement représentées », une tradition de force dérogatoire s’est mise en place au sein des Émirats.

En effet, après l’acceptation de la Constitution du 2 décembre 1971, une coutume implicite au sein du Conseil suprême s’est établie. Ce Conseil suprême – composé des 7 émirs des États formant la Fédération – désigne pour 5 ans un Président et un Vice-président[9]. Cheikh Zayed – émir d’Abu Dhabi – a présidé le Conseil suprême depuis 1971 jusqu’à sa mort en 2004 et son fils lui a succédé. Quant à l’émir de Dubaï – Cheikh Mohamad – celui-ci occupe traditionnellement le poste de Vice-président et le poste de Premier Ministre. Ce dernier s’assure durant la formation de son cabinet de prendre en compte une répartition entre les États de la Fédération. À titre de précision, aucune disposition constitutionnelle existe accordant explicitement la séparation du pouvoir ou l’interdiction du cumul d’activité publique au sein du régime émirati. Ceci explique souvent la présence d’un certain nombre de postes de dirigeants de grandes sociétés émiraties attribués à des ministres ou des fonctionnaires durant leurs mandats.  

La Suisse – caractérisée par la démocratie directe – accorde dans sa Constitution une importance à l’expression du peuple et des cantons par le biais d’initiatives populaires ou de référendums, sous respect de conditions légales[10]. Cette particularité a été présente au sein du système des Émirats pendant une certaine période. Historiquement et comme l’a signalé l’émir de Dubaï durant un entretien télévisé en 2014[11], le prince, qui tire sa légitimité du peuple avant que la Constitution soit élaborée, accueille les demandes et les problèmes des citoyens d’une manière individualisée directement dans son royaume  ou durant son passage dans la ville. D’ailleurs cette tradition existe encore dans plusieurs pays du Golfe et a été « informatisée » en Émirats par le biais de mise en place d’application permettant exclusivement aux citoyens émiratis d’avoir un contact direct avec le bureau de l’émir représentant pour régler des problèmes administratifs.

Finalement, les Émirats possèdent un système judiciaire très proche du modèle suisse avec une autorité judiciaire fédérale appelée « la Haute Cour fédérale » qui décide de la constitutionnalité des lois fédérales et arbitre les conflits entre émirats. La Constitution des Émirats prévoit à son art. 99 ch. 2 exceptionnellement et en cas de demande d’un ou plusieurs Émirats, la possibilité de statuer sur la constitutionnalité d’une loi promulguée par un des Émirats par la Haute Cour fédérale.  En cas de constatation de l’inconstitutionnalité d’une législation fédérale ou d’une loi promulguée par un des Émirats, les autorités locales ou fédérales possèdent une obligation constitutionnelle de prendre les mesures nécessaires et avec « célérité » afin de mettre fin à cette violation de la Constitution comme précise l’art. 101 de la Constitution des Émirats.

Cette spécificité n’est malheureusement pas présente en Suisse. En cas de constat d’une violation de la Constitution, le Tribunal fédéral se limite à ne pas appliquer la loi fédérale. De par sa jurisprudence, cette loi devient automatiquement nulle et le législateur se trouve dans une forme « d’obligation morale[12] » d’abroger cette disposition. Toutefois, il peut être souvent contraint à simplement constater l’inconstitutionnalité d’une loi et à l’appliquer.. Ainsi, le Tribunal fédéral est tenu d’appliquer les lois fédérales selon l’art. 190 de la Constitution si la contrariété a été sciemment voulu par le législateur[13], sauf si la loi est contraire au droit international accordant une protection aux droits de l’homme[14] ; dans ce cas de figure, elle est inapplicable. 


En conclusion, nous pouvons retenir que le fédéralisme semble un modèle de gouvernance universel et applicable dans plusieurs régions du monde possédant des variétés culturelles, historiques ou économiques. Il n’est pas simplement efficace pour la gestion de grand pays, ce qui est souvent retenu dans l’esprit collectif des gens. Des pays comme la Suisse, l’Inde, la Malaisie ou l’Afrique du Sud semblent être une preuve de la capacité d’adaptation du modèle à ses différences régionales. 

Cet outil de gouvernance paraît être le plus « démocratique » et permet d’avoir une décentralisation forte, accordant ainsi une liberté ou une marge de manœuvre locale dans la prise des décisions. Cet aspect est primordial pour que le pouvoir soit fragmenté et se rapproche du peuple[15].

De plus, il est nécessaire de retenir que le fédéralisme montre une efficacité à garantir une haute compétitivité économique aux États adoptant ce modèle. Les États-Unis, la Suisse, l’Allemagne et le Canada occupent presque tous les classements internationaux[16]. Ainsi, le fédéralisme apparaît comme un des moyens nécessaires afin d’atteindre une prospérité économique. 

Malgré la transposition des fondements du fédéralisme dans des principes constitutionnels, ce système ne permet parfois pas de garantir la protection des minorités et la préservation de la diversité présentes dans l’État. En Émirats, l’alternance du pouvoir ne semble pas être une option étant donné que les Émirats sont une monarchie constitutionnelle absolue et l’absence de partis politiques est la règle. 

Finalement, les Émirats arabes unis et la Suisse semblent être des modèles vivants d’un fédéralisme opposé permettant d’assurer la cohabitation politique des petites communautés sans qu’une démocratie soit la condition.

 Soubhi BAZERJI

Freelancer


[1] CROISAT Maurice, Les États fédéraux dans le monde, le 17 juin 2006.

[2] [https://www.weforum.org/agenda/2019/08/countries-are-the-worlds-oldest-democracies].

[3] MARLENE Collette, Les mutations du fédéralisme dans le constitutionnalisme contemporain : la problématique du fédéralisme asymétrique, Bâle (Helbing Lichtenhahn), 2016, p. 12.

[4]  MARLENE Collette, Les mutations du fédéralisme dans le constitutionnalisme contemporain : la problématique du fédéralisme asymétrique, Bâle (Helbing Lichtenhahn), 2016, p. 11.

[5] RS 141.0.

[6][https://www.lematin.ch/story/les-emirats-ouvrent-la-voie-a-la-naturalisation-detrangers-884202589066].

[7] FF 2011 2639 2648.

[8] [https://www.swissinfo.ch/spa/le-fédéralisme-sans-démocratie/5568714].

[9] Articles 51 et 52 de la Constitution des Émirats arabes unis.

[10] Présentes aux art. 138 et suivants de la Constitution suisse.

[11] [https://www.youtube.com/watch?v=MeDb2nU9jKU] , 33 secondes. 

[12] Cf. KOLLY Gilbert, le Tribunal fédéral suisse, p. 8 / Office fédéral de la justice, Guide de législation fédérale, 2019, N 687

[13]  ATF 99 Ib 39, Arrêt Schubert

[14]  ATF 125 II 417.

[15] SCHMITT Nicolas, le fédéralisme : plus fragile et plus nécessaire que jamais, in L’Europe en formation n° 363, p. 167. 

[16] SCHMITT Nicolas, le fédéralisme : plus fragile et plus nécessaire que jamais, in L’Europe en formation n° 363, p. 166.


BIBLIOGRAPHIE 

  • KOLLY Gilbert, le Tribunal fédéral suisse in Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel 2016/3 (N° 52).
  • MARLÈNE Collette, Les mutations du fédéralisme dans le constitutionnalisme contemporain : la problématique du fédéralisme asymétrique, Bâle (Helbing Lichtenhahn), 2016.
  • SCHMITT Nicolas, le fédéralisme : plus fragile et plus nécessaire que jamais, in L’Europe en formation 2012/I (n363).
  • Guide de législation, Guide pour l’élaboration de la législation fédérale, Office fédéral de la justice, 2019. 


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