Le droit des femmes en Suisse : une lente évolution

Le droit des femmes en Suisse : une lente évolution

Si l’on pense au droit des femmes en Suisse, une date nous vient forcément en tête : 1971.  C’est l’année où les femmes suisses, après des décennies de revendications, obtiennent finalement le droit de vote au niveau fédéral. Mais qu’en est-t-il des autres revendications pour l’égalité qui ont suivi ? Loin de résoudre à lui seul la problématique de l’inégalité entre les genres, le droit de vote a tout le moins accordé aux femmes une légitimité politique longtemps revendiquée, dont elles n’hésiteront pas à faire usage.



LE SUFFRAGE FÉMININ ET LES BALBUTIEMENTS D’UNE ÉGALITÉ EN DROIT

Un tour d’horizon d’un article du Temps[1] sur  l’évolution du droit des femmes en Suisse permet de constater combien les résultats des revendications féministes ont eu de la peine à s’imposer dans le paysage helvétique. 

Au siècle dernier, alors que la majorité des pays européens connaît déjà le (véritable) suffrage universel, la Suisse peine à suivre le tempo. La première revendication de droit de vote féminin cantonal date de 1868, dans le canton de Zurich, à l’occasion d’une révision de sa Constitution. Elle sera soldée par un échec. Toutes les demandes qui ont suivies, jusqu’aux années 60, connaîtront le même sort[2]

La première introduction du suffrage féminin cantonal n’aura lieu qu’à l’échec du premier vote sur le suffrage féminin fédéral en 1959, soit 98 ans après la première tentative des Zurichoises. Effectivement,  le canton de Vaud soumet au même moment la question du suffrage féminin cantonal à ses électeurs, qui acceptent. Il devient le premier canton à accorder le suffrage féminin à ses citoyennes, suivi de près des cantons de Genève et de Neuchâtel.

Affiche du « non » au suffrage féminin, 1940 Noël Fontanet 

L’échec de la votation fédérale de 1959 sur le suffrage féminin est amer : seul 33% de l’électorat, exclusivement masculin, dit « oui ». A ce stade, tous les pays frontaliers connaissent déjà le suffrage féminin : les Autrichiennes et les Allemandes ont le droit de vote depuis 41 ans (1918), les Françaises depuis 16 ans (1944) et les Italiennes depuis 15 ans (1945). 

Les explications de cette lenteur sont multiples, et sont intrinsèquement liées au système politique suisse. Effectivement, aucun des pays susmentionnés n’a conditionné le suffrage féminin au choix de son électorat masculin, puisqu’ils ne connaissent pas de système de démocratie semi-directe. De plus, les cantons sont perçus en Suisse comme des « laboratoires de démocratie », dans lesquels on expérimente certains systèmes à l’échelle cantonale avant de pouvoir les appliquer au plan fédéral. L’absence de suffrage féminin cantonal en cette date peut en partie expliquer l’échec de 1959. 

En 1968, le Conseil fédéral s’apprête à signer la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[3], à l’exclusion du droit de vote et d’éligibilité des femmes. Des protestations d’associations féministes obligèrent le Conseil Fédéral à envisager un nouveau projet de suffrage féminin[4]. C’est ainsi qu’en 1971, la question du suffrage féminin fédéral fut à nouveau soumise à l’électorat masculin et fut acceptée à 65.7 %. Cette fois-ci, c’est une victoire. Mais le chemin vers une égalité de iure et de facto est loin d’être achevé.

À titre d’exemple, ce n’est qu’en 1978,  sept ans plus tard, que les femmes obtiennent l’autorité parentale sur leurs enfants lors de l’entrée en vigueur du nouveau droit de l’enfant. L’autorité parentale commune remplace la précédente puissance paternelle (qui, si elle pouvait s’exercer conjointement, favorisait les positions du mari et ne pouvait se partager pour les couples non mariés ou divorcés[5]). 


L’ÉGALITÉ HOMMES FEMMES DANS LA CONSTITUTION

Le 14 juin 1981l’égalité entre femmes et hommes est finalement consacrée dans la Constitution fédérale. L’art. 8 al. 3, qui figure toujours dans notre Constitution actuelle, dit : « l’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale. »

Pourtant, dans le domaine du droit matrimonial, il faudra attendre 1er janvier 1988 , soit sept ans après la consécration de l’art. 8 al. 3 Cst. sur l’égalité pour connaître la suppression du titre de chef de famille du mari et de la responsabilité de la femme pour les tâches ménagères. Avant cette date, c’est le mari qui décide à lui seul du choix de la demeure commune et qui peut en résilier le bail ou l’aliéner sans le consentement de l’épouse. L’épouse, elle, ne peut exercer d’activité lucrative ni ouvrir un compte en banque sans le consentement de son mari, qui administre par ailleurs ses biens[6]

En ce qui concerne les violences sexuelles au sein de l’union conjugale, ce n’est qu’en mai 1992 qu’une disposition pénale punissant le viol conjugal apparaît dans le Code Pénal (pour la définition du viol en droit Suisse, voir sous « Convention d’Istanbul »). Le 3 octobre 2003, le Code pénal est modifié pour poursuivre d’office les actes de violence, la contrainte sexuelle et le viol entre conjoints et partenaires (avant uniquement poursuivis sur plainte).

Le 1er juillet 1996, la loi fédérale sur l’égalité (LeG)[7] voit enfin le jour, soit 25 ans après l’obtention du suffrage féminin et 15 ans après la consécration constitutionnelle de l’égalité homme/femme. Cette loi marque un tournant majeur pour le droit des femmes suisses, puisqu’elle énonce notamment une interdiction générale de la discrimination dans la vie professionnelle (embauche, promotion, attribution des tâches ou résiliation des rapports de travail) ainsi que l’interdiction du harcèlement sur le lieu de travail. Cette loi fournit ainsi un outil dont peuvent se prévaloir les femmes devant les tribunaux lorsqu’elles sont victimes de discriminations basées sur le genre[8]. Elle sera révisée le 3 décembre 2018 (22 ans après son introduction) pour imposer aux entreprises de plus de 100 personnes de contrôler les salaires des hommes et des femmes, sans toutefois prévoir de mécanisme de contrôle. Effectivement, malgré l’interdiction légale de discrimination salariale à compétences égales (de iure), un écart inexpliqué persiste (de facto)[9]


LES ENGAGEMENTS DE LA SUISSE À L’INTERNATIONAL 

1. LA CEDEF : Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. 

Le 27 mars 1997, la Suisse ratifie la Convention de l’ONU interdisant les discriminations à l’égard des femmes (CEDEF)[10]. Elle est l’un des derniers pays à adhérer à ce texte[11]. Ce dernier l’oblige à présenter périodiquement un rapport sur la situation en matière d’égalité en Suisse, notamment sur les questions de discrimination des femmes dans le domaines de la politique, de la vie publique, de l’économie, de la culture, de la vie sociale et du droit civil. Elle oblige notamment les Etats-Parties à mener une politique active pour lutter en faveur de l’égalité homme/femme. La Suisse signe son protocole additionnel le 29 septembre 2008 et permet ainsi à la CEDEF de recevoir des recours individuels venant de la Suisse. 

La Comité de la CEDEF, en s’appuyant sur les rapports des Etats-parties, émet des recommandations à ces derniers sur le meilleur moyen de mettre en œuvre les dispositions de la Convention. 

Le dernier rapport[12] du Comité de la CEDEF au sujet de la Suisse date du 18 novembre 2016 et relève un certain nombre de lacunes dans la mise en œuvre suisse de la Convention. Il énonce notamment 77 recommandations sur la base du rapport fourni par la Suisse. Dans celles-ci, il rappelle des recommandations déjà faites lors du dernier examen de 2009, les précise et soulève de nouvelles questions. 

Il ressort du texte qu’une des principales préoccupations du Comité est la perception et la mise en œuvre de la Convention en Suisse. Effectivement, le Comité demande aux organes législatifs cantonaux[13] et communaux de donner suite aux recommandations précédemment énoncées pour mettre en œuvre la Convention, en enjoignant notamment une attribution plus importante de moyens économiques et de compétences aux institutions de promotion pour l’égalité. 

Il déplore également le fait que les autorités compétentes, la population ainsi que les professionnels du droit ne connaissent que peu la CEDEF. Ils demandent donc à la Suisse de mettre en place un meilleur système d’information et de formation à ce sujet. Elle demande en outre de recourir avec un peu plus d’entrain aux mesures de promotion des femmes prévues dans la Convention (art. 4 CEDEF)[14]. Finalement, elle enjoint la Suisse à créer une stratégie nationale pour l’égalité et des plans d’action concrets[15].

Dans son dernier rapport périodique, adressé au Comité en 2020, la Suisse dresse un état des lieux accompagné de quelques progrès, notamment dans les domaines de protection des victimes de violence, de l’analyse de l’égalité salariale ainsi qu’une stratégie nationale prévue dans le programme de législature 2019-2023 en cours d’élaboration. Son adoption devrait avoir lieu en cette année 2021. Elle relève toutefois que l’objectif de la Convention (élimination de toute discrimination à l’égard des femmes) n’est pas atteint, notamment en raison « de la persistance de l’écart salarial entre les deux sexes, la sous-représentation des femmes dans les fonctions de direction, la difficulté de concilier vie professionnelle et vie familiale ainsi que la violence domestique et la violence à l’égard des femmes en général. »[16]

2. La Convention d’Istanbul : La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. 

Un dernier instrument légal qui mérite d’être mentionné en matière de droit des femmes est la Convention d’Istanbul[17]. Celle-ci est entrée en vigueur en Suisse le 1er avril 2018. Il est le premier instrument régional (établi par le Conseil de l’Europe) contraignant en matière de lutte contre les violences faites aux femmes et la violence domestique. Elle oblige notamment l’Etat à adopter la législation nécessaire à la protection des femmes, ainsi que de mettre en œuvre des mesures préventives telles que des programmes de sensibilisation. 

En matière de sensibilisation, une motion[18] est déposée au Conseil National en juin 2019 pour mettre en place une campagne nationale de prévention du sexisme à large impact. Elle est adoptée au Conseil National, avant se voir rejetée au Conseil des Etats le 9 décembre 2020.

En outre, bien que le Message du Conseil Fédéral[19] se targue de n’avoir aucune modification législative à faire pour se conformer à la Convention, de nombreuses voix s’élèvent notamment contre la partie du Code Pénal concernant les infractions à l’intégrité sexuelle, qui est en cours de révision. Selon ces voix, la définition de l’infraction du viol nécessiterait un élargissement qui s’étendrait aux actes sexuels autres que la pénétration vaginale. Par ailleurs, la première interpellation au sujet de cette définition a été déposée le 19 juin 2013, et a tout simplement été classée le 15 juin 2015 parce que son examen n’avait pas été achevé dans un délai de deux ans[20]

La question de l’absence du consentement comme cœur de la définition du viol se pose également. A l’occasion de la journée internationale de l’élimination des violences à l’égard des femmes, le 25 novembre 2019, un appel commun de la Platform of independent United Nations and regional expert mechanisms on violence against women and women’s rights demande qu’une lutte effective contre le viol soit menée, et qu’au centre de sa définition se trouve l’absence de consentement[21]

Actuellement, la discussion autour de cette redéfinition est en cours au Parlement. Le texte en consultation ne retient pas l’absence de consentement comme élément déterminant pour les infractions sexuelles les plus graves, ce qui ne manque pas de provoquer des débats houleux[22].


QUE RESTE-T-IL À FAIRE ?

Malgré les progrès accomplis depuis 1971, il reste un long chemin à parcourir avant de pouvoir affirmer que l’égalité entre femmes et hommes est atteinte de iure et de facto. L’égalité n’est ainsi pas une question de ressenti mais une question de droit et de fait. Des changements doivent s’opérer dans la législation pour pouvoir garantir qu’une telle situation voie le jour en Suisse. Sa mise en œuvre doit également aboutir à une égalité de facto

La vie professionnelle des femmes doit être valorisée au même titre que celle des hommes, notamment à travers une égalité salariale à compétence égale qui mériterait un mécanisme de contrôle approprié. La possibilité de mener une vie familiale ne devrait pas non plus être un frein à celle-ci. Le récent congé paternité fait déjà un pas dans cette direction, puisqu’il permet de libérer la charge de l’enfant uniquement de la mère. 

Les problématiques de la liberté personnelle et sexuelle des femmes doivent aussi être résolues pour atteindre véritablement ce but. 

Récemment, la Suisse remporte sur la base de plusieurs études[23] le titre du pays où les femmes ont le moins de chances d’être promues. En vue de ce qui précède, la Suisse a encore beaucoup de travail à faire pour respecter ses engagements en matière de droit des femmes. 

Il ne suffit ainsi pas de consacrer l’égalité dans la Constitution ni dans la loi (de iure) pour qu’elle soit existante de facto.

Emma TJEPKEMA


Photo de couverture : © Keystone, 1969

[1] ZÜND, C. L’évolution des droits des femmes en Suisse, Le Temps. 

[2] Droit de vote des femmes en Suisse, Ch.ch.  

[3] Convention du 4 Novembre 1959 de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH) , RS 0.101. 

[4] Le droit de vote des femmes en Suisse, Ch.ch.

[5] HEGNAUEUR, C. Le droit de l’enfant, Dictionnaire Historique de la Suisse DHS.

[6] Comité vaudois du 14 juin, Le nouveau droit matrimonial. Numéro spécial, Domaine Public ; REISER, A. Egalité des droits dans la famille : un état des lieux. Le Temps. 

[7] Loi fédérale du 24 mars 1995 sur l’égalité entre femmes et homme (LeG), RS 151.1. 

[8] LEMPEN, K/ SHEYBANI, R. La loi fédérale sur l’égalité (LeG) devant les tribunaux (Guide).

[9] Bureau fédéral de l’égalité entre hommes et femmes BFEG, Chiffres et faits  ; Office fédéral de la statistique (OFSP), Ecart salarial  (liens en bibliographie).

[10] Convention du 18 décembre 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), RS 0.108. 

[11] En 2021, les seuls Etats à n’avoir pas ratifié la CEDEF sont les Etats-Unis, Palau, l’Iran, la Somalie, le Soudan, Le Saint-Siège et le Tonga. La CEDEF comprend 189 Etats-parties. 

[12] Committee on the Elimination of Discrimination against Women, Concluding observations on the combined fourth and fifth periodic reports of Switzerland, 18.11.2018.

[13] Pour le mandat constitutionnel cantonal de pourvoi à l’égalité, voir ATF 137 I 305, 1 C_504/2016.

[14] « Le Comité CEDEF s’inquiète du peu d’importance accordée en Suisse à la Convention des Nations Unies contre la discrimination des femmes », Centre Suisse de compétence pour les droits humains (CSDH).

[15] « La CEDEF enjoint la Suisse à mettre en place une stratégie nationale », Humanrights.ch. 

[16] Communiqué de presse du Conseil fédéral (25.11.20) : Convention de l’ONU sur les droits des femmes. La Suisse est sur la bonne voie, mais des défis restent à relever.

[17] Convention du 11 mai 2011 du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, RS 0.311.35. 

[18] Motion 19.3869, déposée par Rytz Regula le 21.06.2019,

[19] Message du CF, FF 2017 163. 

[20] HUGUES, H. Interpellation 13.3485 du 19.06.2013 ; Motion 14.3651 du 20.06.2014.

[21] Joint call by the Platform of independent United Nations and regional expert mechanisms on violence against women and women’s right to act against rape and to ensure that the absence of consent is central to the definition of rape. (22.11.2019, Geneva). 

[22] MANSOUR, F. (01.92.2021), En Suisse, la définition du viol enflamme les esprits, Le Temps.

[23] FARINE, M. (04.03.2021), La Suisse est le pays où les femmes ont le moins de chances d’être promue, Le Temps


BIBLIOGRAPHIE 

ARTICLES 

COMMUNIQUES ET RAPPORTS 

OBJETS PARLEMENTAIRES 

LEGISLATION 

PUBLICATION 

EGALITE SALARIALE : CHIFFRES OFFICIELS

close

Leave Comment