La Suisse est souvent présentée comme un exemple de neutralité dans l’histoire contemporaine. Mais quelle est l’histoire réelle derrière cette image de la Suisse ? La formation de la neutralité suisse est complexe et souvent sujette àinterprétation. Certaines affirmations selon lesquelles la Suisse a toujours été neutre relèvent plutôt du mythe ou de la méconnaissance que de faits historiques. Dans cet article, premier d’une série de deux, nous examinerons l’histoire de la neutralité suisse du Moyen-Age à la fin de la Première Guerre mondiale.
« Ne reculez pas trop la clôture, ne vous embarrassez pas des affaires d’autrui »[1]
Nicolas de Flüe
Avant le XVIIIème siècle, la Suisse peut être vulgairement résumée à travers la lutte opposant les cantons dits « libres » et les diverses seigneuries, royaumes et Empires qui les entouraient.[2]
Le fonctionnement de la « Suisse » se rapprochait plus d’un réseau d’alliances entre cantons que d’une vraie Confédération, car chaque canton demeurait souverain sur le plan de sa politique extérieure.[3]
Pendant cette période-là, la politique extérieure suisse est très peu cohérente. La Diète (sorte de parlement avant l’heure) prenait des décisions mais les cantons ne les suivaient pas forcément.[4]
Traditionnellement, on a le mauvais réflexe de faire remonter la neutralité Suisse à la bataille de Marignan, en 1515. Cette défaite aurait forcé les Confédérés à chercher refuge dans la neutralité. Si la défaite de Marignan a, en effet, mis une halte aux projets expansionnistes, elle n’a pas forcément créé une politique de neutralité. Cette défaite a fait réaliser aux confédérés qu’une alliance si décentralisée et lâche n’était pas assez forte pour pratiquer une politique extérieure concrète. Pour mener une bonne politique extérieure, notamment dans le domaine militaire, il est nécessaire de se rapprocher d’une certaine centralisation. Il était alors exclu pour les confédérés de supprimer les autonomies communales ou cantonales. La règle d’or était donc de ne pas se mêler de ce qui ne les regardaient pas.[5]
Mais peut-on dire que cela a imposé la neutralité ? Non, étant donné que la Confédération continuera, à l’occasion, de se battre à l’étranger et conclura des pactes de mercenariat et d’assistance militaire avec différents belligérants, tel que le Royaume de France.[6]
Ce qui a aidé le pays à se rapprocher d’un semblant de neutralité a été les guerres de religions, notamment la Guerre de Trente ans. La Suisse était divisée à l’intérieur, de nombreuses tensions existaient entre les cantons réformés et les cantons catholiques. Les Confédérés ont compris que s’ils intervenaient directement dans ces conflits européens, la structure fragile des alliances risquait d’être détruite. De plus, s’allier avec l’un des côtés, revient de facto à perdre sa souveraineté.[7] La Diète fédérale prit alors des décisions telles que la non-intervention dans ces conflits ou l’interdiction de transit de soldats sur son territoire. Cela n’a cependant pas empêché l’envoi de mercenaires ainsi que des alliances partisanes faites au nom des cantons.[8]
Pour résumer, avant le congrès de Vienne de 1815, la Suisse mène une politique extérieure très peu cohérente. La fragilité politique et religieuse, mélangée au mercenariat et autres intérêts économiques, interdisent tacitement tout alignement.[9] Mais cela ne peut être appelé
« neutralité », car il n’y a jamais eu de volonté explicite d’être neutre, seulement une volonté de défendre une autodétermination et de protéger des acquis. À cette époque-là, le terme « neutralité » sert au mieux d’argument de vente pour le mercenariat.[10]
« Les Puissances signataires de la déclaration de Vienne du 20 mars [1815] font, par le présent acte, une reconnaissance formelle et authentique de la neutralité perpétuelle de la Suisse, et elles lui garantissent l’intégrité et l’inviolabilité de son territoire »
Extrait du Traité de Paris du 20 novembre 1815
Au lendemain des guerres napoléoniennes, l’Europe change et les cartes politiques sont redessinées. En raison de la nécessité d’une paix durable en Europe, les grandes puissances européennes ont convenu de reconnaître la neutralité perpétuelle de la Suisse. En vertu de cet accord, la Suisse a été reconnue comme un État neutre et indépendant, exempté de toute obligation militaire envers les autres États. De plus, les grandes puissances ont accepté de garantir l’intégrité territoriale de la Suisse, ce qui signifiait que les cantons suisses ne pouvaient pas être annexés ou envahis par une puissance étrangère. Le Congrès de Vienne a donc constitué un tournant dans l’histoire de la Suisse en lui garantissant une reconnaissance internationale et une stabilité politique qu’elle avait rarement connue auparavant.[11]
C’est à partir de ce moment-là que l’on a vraiment commencé à parler de neutralité au sens propre du terme.
Ce qui est intéressant, c’est de voir que la neutralité a presque été imposée à la Suisse par les grandes puissances. Avoir une Suisse neutre entre de grands belligérants et en faire un État tampon était dans l’intérêt de chacun.
Mais encore une fois, la Suisse n’est pas restée constamment neutre. Il y eut par exemple la Guerre du Sonderbund de 1847 (pouvant être apparentée à une guerre civile) où les belligérants conclurent des accords avec d’autres Etats européens, ou la guerre de Crimée durant laquelle l’Etat toléra que des troupes de mercenaires suisses se battent avec des Britanniques.[12]
La Constitution de 1848, rédigée le lendemain de la Guerre du Sonderbund, accentue l’union des divers cantons, nonseulement au niveau militaire pour ce qui est de la question des dangers venant de l’extérieur, mais également pour les questions politiques, économiques et de rapports internationaux.[13]
Le terme de neutralité sera pour la première fois inscrit dans cette Constitution mais pas comme un but ou un objectif mais comme un outil. Le législateur n’excluait pas l’idée de devoir « l’abandonner dans l’intérêt de l’indépendance ».[14]
La Suisse massera plusieurs fois son armée aux frontières lors de la Campagne d’Italie de 1859 ou de la Guerre franco-allemande de 1870, avec la volonté de protéger son indépendance et sa neutralité.[15]
C’est également à cette période-là que la Suisse commence à briller par son rôle humanitaire et diplomatique en temps de guerre. Que ce soit l’offre de bons offices entre belligérants ou le soin de troupes étrangères sur son sol, ce rôle lui sera confirmé dans la conférence de Bruxelles de 1876.
« Maintenant, ce qui a été commencé à l’époque [1870] est en train d’être parachevé : la suprématie de l’Allemagne, c’est-à-dire de l’être allemand, sur le monde entier. De tout mon cœur, je suis du côté de l’Allemagne. »
Ulrich Wille, chef de l’armée suisse, le 1er septembre 1914 dans une lettre à son épouse
Pendant la Première Guerre mondiale, malgré la neutralité revendiquée par le Conseil fédéral, le concept mal défini ne fait pas bonne mine au sein des autres pays.
La Suisse se retrouve divisée de l’intérieur. Les Alémaniques soutenaient la Triplice[16] alors que les Romands se tournaient vers l’Entente. Certains conseillers fédéraux ainsi que hauts gradés de l’armée ne s’en cachaient pas, quitte à même prévoir une alliance avec la Triplice.16 Pire encore, l’affaire des colonels ébranla le pays lorsqu’il fut découvert que des membres de l’état-major alémanique avaient transmis des informations secrètes aux allemands.[17]
L’un des défis majeurs pour la Suisse pendant la guerre a été la gestion de ses frontières, qui étaient constamment surveillées pour empêcher les activités de contrebande et les infiltrations d’espions ou de soldats ennemis. Elle dut également gérer ses relations commerciales avec les pays en guerre, en particulier avec l’Allemagne, qui était l’un de ses principaux partenaires commerciaux avant la guerre. Le choix difficile de maintenir des relations commerciales avec des pays en guerre fut pris, mais également d’autres mesures pour éviter toute dépendance excessive à l’égard de ces derniers, et pour garantir que les échanges commerciaux ne compromettent pas sa neutralité.
Malgré ces divisions internes et des mouvements sociaux, la Suisse réussit à tenir bon et s’investit de manière humanitaire dans la guerre, que ce soit aux côtés du CICR ou en tant que mandataire de puissance protectrice.[18]
Pendant l’entre-deux guerres, la neutralité suisse est de nouveau reconnue dans le traité de Versailles (art. 435).[19]Faisant partie des membres fondateurs de la Société des Nations (SDN) en 1920, elle a soutenu les efforts pour réglementer le commerce international et promouvoir la coopération internationale ainsi que le désarmement, l’amélioration des droits ouvriers et la promotion de l’éducation et de la santé publique.
« La neutralité intégrale est devenue une fiction et l’on ne peut plus distinguer entre neutralité de l’État et neutralité morale »
Max Petitpierre, ministre des Affaires étrangères suisses
On observe alors que la neutralité est un concept complexe et imprécis qui a une longue histoire. Il n’est alors pas facile de la situer de manière précise à un moment particulier tel que Marignan ou Vienne.
Sous cette neutralité sont érigés les quatre piliers suivants :
- L’indépendance et la souveraineté
- La neutralité armée
- La politique de non-alignement
- L’humanitaire et la médiation
Ces piliers n’ont pas été adoptés du jour au lendemain mais plutôt acquis et construits petit à petit en fonction de l’état de l’Europe au cours des siècles.
Parfois valorisée et parfois critiquée, elle est décrite par certains historiens comme un concept à géométrie variable, que l’on agite quand bon nous semble.
Si un terme devait alors la résumer, ce serait celui « d’outil ». La neutralité n’a jamais été un but ou un objectif propre avec une définition claire et précise mais plutôt une multitude de choix qui avaient comme buts premiers la défense du territoire et de l’autodétermination.
Malgré cela, la neutralité suisse reste un élément clé de l’identité et de la politique suisses. La Suisse continue de travailler à la promotion de la paix et de la coopération internationale, tout en maintenant sa neutralité et en protégeant ses intérêts nationaux.
En fin de compte, la neutralité suisse est un symbole de la capacité de la Suisse à naviguer dans les eaux internationales tumultueuses tout en maintenant sa propre stabilité et sa prospérité.
Jad-Alexandre Ghazzaoui
[1] BONJOUR, p. 2
[2] BONJOUR, p. 3
[3] ULRICH JOST, p. 3
[4] ULRICH JOST, p. 3
[5] BONJOUR, p. 10
[6] https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/008898/2010-05-07/ (13.04.2023)
[7] BONJOUR, p.13
[8] ULRICH JOST, p. 3
[9] ULRICH JOST, p. 7
[10] ULRICH JOST, p. 3
[11] BONJOUR, p. 44
[12]ULRICH JOST, p. 4
[13] BONJOUR, p. 25
[14] https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/016572/2010-11-09/#HLaconsolidation281815-191429, (13.04.2023)
[15] BONJOUR, p. 26
[16] MAISSEN, p. 246
[17] AUBERSON, p. 301
[18] COTTER, p. 27
[19] MAISSEN, p. 25
BIBLIOGRAPHIE
AUBERSON David, « LA SUISSE : « TERRE BÉNIE DES ESPIONS » », in La Suisse et la guerre de 1914-1918 : actes du Colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au Château de Penthes, p.293-306, 2015
BONJOUR Edgar, « La neutralité suisse, synthèse de son histoire », A la Baconnière Neuchâtel, 1979
COTTER, Cédric, « (s”)Aider pour survivre: action humanitaire et neutralité suisse pendant la Première Guerre mondiale », archives ouvertes UNIGE, 2016
ULRICH JOST Hans, « Origines, interprétations et usages de la « neutralité helvétique » », in Matériaux pour l’histoire de notre temps 2009/1 (N° 93), pages 5 à 12
MAISSEN Thomas, « Histoire de la Suisse », Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2019
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