Le derby du lac est l’une des rencontres les plus attendues par les supporters du Servette FC et du Lausanne-Sport. Ambiance chaude, duels rugueux et mouvements enflammés sont les ingrédients qui rendent ce match palpitant. Cependant, lors du derby du 9 décembre 2023, ces mêmes ingrédients ne se sont pas retrouvés sur la pelouse[1] mais en dehors, avant et après le match.
De nombreux témoignages ont dénoncé le chaos qui a régné avant et après le match. Voici un exposé des faits qui se sont déroulés après le match recueillis auprès d’un supporter servettien présent ce soir-là : Le parcours des fans servettiens jusqu’aux stade les a contraints à passer en-dessous de la tribune réservée aux supporters lausannois les plus acharnés. Des affrontements ont donc « logiquement » éclatés et la police a dû faire usage de mesures de contraintes. Les supporters servettiens se sont retrouvés dans un nuage de gaz lacrymogène, entre les tirs de flashballs à l’avant du cortège, le canon à eau de la police à l’arrière, et des jets divers (torches, pierres…) venant des supporters lausannois[2].
À la suite de ces événements, les cantons de Vaud et de Genève ainsi que la municipalité de Lausanne ont annoncé par le biais d’un communiqué de presse les sanctions suivantes : « Les tribunes réservées aux supporters de ces deux clubs seront fermées pour leur prochaine rencontre à domicile respective. En cas de nouveau match entre ces deux équipes, celui-ci se jouera à huis-clos »[3]. Le huis-clos a été annulé par la suite mais les fermetures de tribunes ainsi qu’un gel de la billetterie pour un match des deux clubs (Servette FC – FC Lugano ; Lausanne-Sport – FC Saint-Gall) ont bien eu lieu[4].
Ces sanctions se faisaient certes attendre mais elle soulève à mon sens deux grandes interrogations : Pourquoi rendre un club responsable de ses supporters même en dehors d’un stade ? ; Pourquoi des sanctions aussi lourdes ?
Les clubs ne sont en effet pas liés juridiquement à leurs supporters, et les sanctions du cas d’espèce pénalise économiquement le Servette FC et le Lausanne-Sport tout en touchant une part importante de personnes innocentes.
Cet article aura notamment pour but de répondre au mieux à ces interrogations quelque peu générales par le prisme de la confrontation entre le Lausanne-Sport et le Servette FC du 9 décembre 2024.
Réponse aux sanctions :
Les sanctions subies par les deux clubs romands se sont répercutées sur les supporters des deux équipes. Des supporters du club genevois ont lancé un recours pour dénoncer et se plaindre d’une « sanction illégale, disproportionnée et aussi arbitraire »[5]. C’est en tout cas ce dont se plaint Me van Gessel (de consort avec d’autres abonnés de la tribune Nord), auteur d’un recours contre la décision précitée[6].
Faute de qualité pour agir[7], les recourants se sont fait déboutés et entendent porter leurs voix devant le Tribunal fédéral[8]. Dans l’attente, je propose d’exposer certains griefs invoqués par les recourants pour répondre à certaines questions qui en découlent.
Des peines qui heurtent la sensibilité :
Me van Gessel et consorts se plaignent notamment du fait que les autorités aient élargi de façon abusive le cercle des personnes à sanctionner, « en restreignant les droits d’un grand nombre de personnes qui n’avaient rien à se reprocher »[9]. De fait, aucune personne n’a été interpellée[10]. Impossible alors de prouver formellement que les « supporters » ayant provoqué les heurts soient effectivement des « ultras »[11] du Servette FC, ou tout du moins, des spectateurs réguliers de la Tribune Nord.
Cette manière de faire a notamment été désignée comme arbitraire par les recourants[12]. Elle heurterait « d’une manière choquante le sentiment de la justice et de l’équité »[13]. Cet argument semble a priori tout à fait défendable. Comment justifier une décision qui prive la liberté économique de son destinataire (le club du Servette FC notamment) et qui, par ricochet, prive la liberté de réunion de tiers (les abonnés et autres spectateurs du Servette FC) alors qu’elle est basée sur des faits dont on ne connaît pas précisément les auteurs ?
Quelle est la réelle responsabilité des clubs qui finissent par être punis ?
Les supporters ont tout au plus un lien contractuel avec le club par le billet ou l’abonnement qu’ils ont acheté. Ils ne sont ni auxiliaires[14], ni employés. Pourtant, les clubs sont bel et bien responsables de leurs supporters, même lors de leurs matchs à l’extérieur[15]. Ce fait peut paraître assez étonnant. On voit assez mal le gérant d’un magasin être tenu responsable du fait qu’un client ait pu causer des dommages aux alentours de son établissement. Pourtant, dans le contexte de manifestations sportives d’ampleurs comme les matchs de football, cela se comprend pour veiller au bon déroulement des matchs[16]. Le but étant de faire prendre aux clubs « leurs responsabilités face aux débordements commis par leur supporters »[17].
Cette responsabilité dite causale s’applique aux clubs hôtes comme visiteurs. Elle ne dépend pas d’un dommage ou d’une faute mais uniquement du comportement répréhensible de certains supporters[18]. Cette singularité juridique a partagé la doctrine quant à « la compatibilité d’une telle disposition avec les principes généraux de l’ordre juridique »[19]. Le TAS (tribunal arbitral du sport) a finalement tranché en ce sens que la responsabilité causale des clubs vis-à-vis de leurs supporters était tout à fait licite[20]. Donc oui, les clubs hôtes comme visiteurs (même sans faute) sont responsables des actes violents de leurs supporters, que ce soit avant, pendant ou après le match tant que ces actes sont commis « en relation avec une manifestation sportive »[21].
Les sanctions données ne seraient-elles pas disproportionnées ?
Les sanctions qui découlent de cette responsabilité causale peuvent s’avérer très lourdes pour les entités touchées. Les amendes et gains manqués que subissent les clubs paraissent parfois disproportionnés sachant que ces sanctions sont subies bien souvent en l’absence de toute faute. L’atteinte aux supporters et notamment à leur liberté de réunion est tout aussi importante. Dans le cas d’espèce, aucun supporter n’a pu acquérir de ticket pour le match touché par les sanctions (Servette FC – FC Lugano) du fait de la fermeture de la tribune Nord et du gel de la billetterie qui a touché l’entièreté du stade[22].
Le jugement prononcé à l’encontre des recourants[23] semble cependant avoir oublié ce dernier point. Il défend que dans ce cas, la liberté personnelle et de réunion a été préservée comme l’achat de billets dans les autres secteurs du stade était possible, fait qui est donc erroné. Il est bien dommageable que le tribunal ait commis cette erreur sachant que les sanctions infligées dans l’affaire en cause semblent particulièrement importantes.
En effet, les sanctions ciblent souvent un nombre plus restreint de personnes ce qui entache moins les droits fondamentaux de chacun. Par exemple, le club du FC Zürich a été contraint de fermer le secteur de son stade dédié à ses ultras (dans laquelle se trouvent exclusivement des supporters dévoués contrairement à la tribune Nord) pour les deux derbys[24] zurichois qui suivaient celui du 23 octobre 2021. Des supporters du FC Zürich étaient alors sortis dudit secteur pour agresser les ultras du Grasshopper Club Zürich. La sanction touchait ici uniquement un secteur d’une tribune et n’empêchait pas les autres supporters d’acheter un billet dans un autre secteur du stade[25].
Dans le cas d’espèce, il aurait semblé plus judicieux de ne pas geler la vente de billet afin de ne pas nuire à la liberté personnelle et de réunion des personnes voulant assister au match entre le Servette FC et le FC Lugano. La fermeture de la tribune Nord aurait d’ailleurs été plus cohérente si elle avait été prononcée pour le derby du lac suivant celui du 9 décembre 2023. Il est de toute façon trop tard pour revenir mais un examen plus approfondi de ces points par un tribunal genevois aurait eu le mérite de donner plus de clarté quant à la proportionnalité de ces décisions.
Conclusion
Les deux clubs lémaniques ont donc été tenus responsables à juste titre des violences du 8 décembre 2023. Cela peut être débattu sur le principe, mais c’est la solution juridique. Les solutions, aussi lourdes soient-elles, se rapprochent tout de même de ce que d’autres clubs suisses ont pu se voir infliger. Il n’en reste qu’il est assez dommage que Me van Gessel et consorts se soient vus déboutés faute de qualité pour recourir. Dans ce cas, il est impossible pour les lésés de se plaindre devant la justice, à moins que le club ne fasse directement quelque chose. La responsabilité causale et les lourdes sanctions se comprennent par la singularité des événements sportifs d’ampleur. A mon sens, une singularité administrative se justifierait aussi afin de donner aux lésés un moyen de faire valoir leurs droits.
Amine Mreyah
[1] Pas de vainqueur dans le derby lémanique, RTS.ch, accessible sur <https://www.rts.ch/sport/football/14539134-super-league-pas-de-vainqueur-dans-le-derby-lemanique.html> (30.11.2024).
[2] Témoignage anonyme.
[3] Fermeture des tribunes réservées aux supporters du Lausanne-Sport et
du FC Servette, Communiqué de presse du département des institutions et du numérique du 12 décembre 2023.https://www.ge.ch/document/34215/telecharger
[4] Informations complémentaires pour LS-St-Gall, lausanne-sport.ch, accessible sur <https://www.lausanne-sport.ch/informations-complementaires-pour-ls-saint-gall/>(30.11.2024) ; Communiqué officiel, servettefc.ch, accessible sur <https://servettefc.ch/communique-officiel/>(30.11.2024)
[5] Servette: un recours contre le match à huis-clos, tdg.ch, accessible sur : <https://www.tdg.ch/servette-un-recours-contre-le-match-a-huis-clos-423468500275> (30.11.2024).
[6] Cf. supra, 3ème paragraphe.
[7] ATA/639/2024, consid. 2.7.
[8] Rejet du recours des fans servettiens contre les sanctions collectives, tdg.ch, accessible sur : <https://www.tdg.ch/football-a-geneve-supporters-servettiens-deboutes-220734359652> (30.11.2024).
[9] ATA/639/2024, En fait, g.
[10] Le derby Lausanne-Servette émaillé de débordements, letemps.ch, accessible sur: <https://www.letemps.ch/sport/football/le-derby-lausanne-servette-emaille-de-debordements?srsltid=AfmBOorw3A2VWXP9n_W3hpM1se_H33XZNP2KwxMMblyWVfuKcUfNxW1u> (30.11.2024).
[11] “Les Ultras forment une catégorie particulière des supporters assistant aux compétitions sportives, dont le but est de soutenir de manièrefanatique son équipe de prédilection. Ce type de supporters est différent de celui des groupes Hooligans […] ”.
[12] ATA/639/2024, En fait, g.
[13] CR-Cst – Dubey, art. 9 N 17.
[14] CR-CO I – Thévenoz, art. 101 N 5.
[15] Bichovsky Aude, Prévention de la violence commise par les spectateurs lors de manifestations sportives, Bâle (Helbing Lichtenhahn) 2009, p. 423.
[16] Bichovsky, p. 473.
[17] Idem.
[18] Chappuis Benoît, Werro Franz, Hurni Béatrice, La responsabilité du club sportif pour les actes de ses supporters, In: Pour un droit équitable, engagé et chaleureux : mélanges en l’honneur de Pierre Wessner. Guillod, Olivier (Ed.). Bâle : Helbing Lichtenhahn, 2011. p. 45–90. (Collection Neuchâteloise), p. 107.
[19] Idem.
[20] TAS, sentence 2002/A/423 du 3 juin 2003 dans la cause PSV Eindhoven/UEFA, N 15 et 16.
[21] Bichovsky p. 426.
[22] Cf. supra, 3ème paragraphe.
[23] ATA/639/2024, consid. 2.7.
[24] Un derby est un match qui oppose deux clubs voisins, d’une même ville traditionnellement.
[25] La “Südkurve” fermée pour deux derbies zurichois, rts.ch, accessible sur <https://www.rts.ch/sport/football/12672892-super-league-la-sudkurve-fermee-pour-deux-derbies-zurichois.html > (30.11.2024).
Bibliographie :
Bichovsky Aude, Prévention de la violence commise par les spectateurs lors de manifestations sportives, Bâle (Helbing Lichtenhahn) 2009.
Chappuis Benoît, Werro Franz, Hurni Béatrice, La responsabilité du club sportif pour les actes de ses supporters, In: Pour un droit équitable, engagé et chaleureux : mélanges en l’honneur de Pierre Wessner. Guillod, Olivier (Ed.). Bâle : Helbing Lichtenhahn, 2011. p. 45–90. (Collection Neuchâteloise).
Martenet Vincent, Dubey Jacques (édit.), Commentaire romand de la Constitution fédérale, Bâle (Helbing Lichtenhahn) 2021 (cité : CR Cst – Auteur).
Thévenoz Luc, Werro Franz, Commentaire romand du code des obligations, 3e éd., Bâle (Helbing Lichtenhahn) 2021 (cité : CR CO I – Auteur).
Source image : Photo prise par Amine Mreyah.