Droits humains et entreprises : un destin lié

Droits humains et entreprises : un destin lié

Longtemps considérés comme des domaines à première vue hétérogènes, l’importance du respect des droits humains dans le monde des affaires est désormais largement reconnue. Mondialement, il est admis que les entreprises transnationales doivent respecter les droits humains et être conscientes de leur impact social et environnemental lors de leurs activités.[1] Enough?



Les entreprises sont ainsi un vecteur essentiel de l’expansion des droits humains, de la diffusion des bonnes pratiques et de l’amélioration des conditions de vie des êtres humains. En effet, le commerce international a toujours été source de liens entre les personnes. Les relations commerciales diffusent les cultures et favorisent leurs échanges et leur respect en contribuant à l’épanouissement de l’Homme. Cependant, la quête effrénée du profit et du moindre coût – tant pour l’entreprise que pour le consommateur – a sans doute terni l’aspect social et positif des entreprises, incitant à négliger le respect des droits fondamentaux.

La taille et le pouvoir d’entreprises multinationales ainsi que leur dimension transfrontalière n’ont cessé de croître, au point qu’elles rivalisent aujourd’hui avec certains États dans leur capacité d’action ou de négociation.[2] Devenues des acteurs internationaux à part entière, les entreprises transnationales se doivent donc de se conformer aux standards humanitaires internationaux à la même enseigne que les États et éviter de violer les droits fondamentaux d’autrui. Ces obligations engendrent également un devoir de remédier aux effets négatifs de leur activité sur les droits humains, et ce même si les États ne remplissent pas leurs propres obligations.[3]

Certaines entreprises ont pris des engagements dans le cadre de leur responsabilité sociale. Depuis plusieurs années, les entreprises de grande envergure adoptent des politiques en matière de droits de l’Homme et mènent des campagnes de sensibilisation, mais cela reste insuffisant.[4] La mise en place de normes incitatives et/ou impératives pour encadrer les droits et devoirs de chacun des acteurs dans le domaine des droits humains est donc devenue incontournable ; le Droit est l’outil le plus à même d’établir un équilibre vertueux.[5]


LE DÉFI DES ACTEURS NON ÉTATIQUES : MONDIALISATION, PRIVATISATION, FRAGMENTATION, FÉMINISATION ET CRIMINALISATION

Le défi des acteurs non étatiques est un équilibre délicat entre mondialisation, privatisation, fragmentation, féminisation et criminalisation.

Dans un monde en constante expansion, les frontières ne sont plus qu’une simple fiction. Grâce à la mondialisation, les entreprises peuvent opérer dans plusieurs juridictions, ce qui leur permet de choisir le système qui leur convient le mieux. Ce système à géométrie variable ne garantit pas nécessairement qu’elles soient tenues pour responsables des violations des droits de l’Homme in fine.[6]

Depuis la privatisation de secteurs traditionnellement dits « publics » tels que la télévision, la santé, l’éducation, le domaine carcéral, l’eau, la communication, la sécurité ou la puissance militaire, l’applicabilité des droits humains au secteur privé ne peut être ignorée. Non seulement par la montée en puissance d’acteurs corporatifs influents, mais aussi par l’émergence de groupes armés ou même par la délégation d’autorité ou de pouvoir à des organisations internationales, on assiste à une fragmentation du pouvoir dans les États membres.[7]

La féminisation se reflète dans l’évolution de la place de la femme dans les droits de l’Homme et a conduit à une réévaluation complète de la délimitation du caractère public ou privé du droit international humanitaire. Ceci a mis en lumière les questions de violence à l’égard des femmes, certaines pratiques de travail déloyales, l’exploitation sexuelle, la traite des êtres humains et les pratiques traditionnelles telles que les « crimes d’honneur ».[8]

Il faut enfin reconnaître un changement radical dans la criminalisation de la sphère juridique internationale, qui remonte en partie au procès de Nuremberg en 1946, où il a été déclaré que le droit international pouvait contourner les États et s’appliquer directement aux individus, y compris aux personnes morales.[9]


LE CADRE JURIDIQUE 

Un corpus international de règles régissant les activités des multinationales en matière de respect des êtres humains a d’abord été progressivement créé par le biais de la « soft law ». Puis la première version des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales[10] a été adoptée en 1976 [révisée en 2011]. Un an plus tard, l’Organisation internationale du Travail (OIT) publiait sa Déclaration tripartite sur les entreprises multinationales et leur politique sociale[11][révisée en 2017]. C’est finalement en 2008 que les Nations Unies ont elles-mêmes proclamé un premier cadre normatif, qui s’est ensuite transformé en Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme[12] approuvés par le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies dans sa résolution 17/4 du 16 juin 2011. À cela s’ajoutent la norme ISO 26000 élaborée en 2010 par un groupe de travail composé d’environ 500 experts internationaux ainsi que les Principes de l’Équateur[13] qui proposent un cadre de référence pour le secteur financier visant à identifier, évaluer et gérer les risques environnementaux et sociaux des divers projets.

Il est encore possible de mentionner la multitude de chartes et codes d’éthique adoptés volontairement par différentes entités publiques et privées. Le problème de ces initiatives « volontaires » diverses et variées est qu’elles manquent généralement de qualifications substantielles de responsabilité s’appuyant plutôt sur l’opinion populaire et l’altruisme des entreprises, notamment du fait qu’elles soient dépourvues de force contraignante.[14]

L’ensemble de ces textes converge en un objectif commun : créer des réglementations économiques et juridiques qui poussent les entreprises à respecter les droits humains dans le domaine des affaires et lancer ainsi un processus normatif contraignant.

A.         Les principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’Homme

En 2005, l’Organisation des Nations Unies a chargé John Ruggie d’identifier et de définir les normes de droits humains pertinentes pour la responsabilité des entreprises. Le Conseil des droits de l’Homme a approuvé en 2011 les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme[15] qui en résultent, fondés sur un cadre de protection, de respect et de contestation.[16] Les Principes directeurs sont destinés à s’appliquer à tous les acteurs internationaux, y compris les entreprises [transnationales ou non] ; quels que soient leur taille, leur secteur d’activité, leur localisation, leur propriété et leur structure.[17]

Le paragraphe 12 des Principes directeurs stipule ce qui suit : « La responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’[H]omme porte sur les droits de l’[H]omme internationalement reconnus − à savoir, au minimum, ceux figurant dans la Charte internationale des droits de l’[H]omme et les principes concernant les droits fondamentaux énoncés dans la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail de l’Organisation internationale du Travail. »

Si les principes directeurs constituent un développement notable du cadre conceptuel pour les États membres et les entreprises, certaines opinions estiment que le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies n’est pas allé assez loin dans sa démarche en restant trop superficiel. Des règles d’envergure mondiale sont toujours nécessaires, et pas seulement des orientations.[18] Arvind Ganesan [Directeur chargé des entreprises et des droits de l’Homme à Human Rights Watch] déclare : « In effect, the council endorsed the status quo: a world where companies are encouraged, but not obliged, to respect human rights ».[19] 

B.        Vers un traité sur les entreprises et les droits humains ?

Le débat sur la création et la réalisation d’un traité international contraignant relatif aux entreprises et droits humains se poursuit.[20] Deux résolutions ont été déposées lors de la 26e session du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU en juin 2014. L’une demandait la création d’un groupe de travail intergouvernemental chargé de rédiger un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains.[21] La seconde appelait le groupe de travail de l’ONU à publier un rapport sur les atouts et les limites d’un tel traité.[22] Depuis lors, plusieurs projets ont été préparés, jusqu’à ce que le troisième projet révisé soit publié en août 2021. La 7e session du groupe de travail intergouvernemental a eu lieu du 25 au 29 octobre 2021.[23]

Le traité multilatéral tente de tenir les entreprises transnationales légalement responsables des préjudices qui peuvent être liés à leurs activités mondiales avec une large compétence extraterritoriale.[24] Bien que nous ne soyons qu’à une étape d’un long processus – un développement qui a commencé avec la Commission des Nations Unies sur les entreprises transnationales en 1974 –, le simple fait que les États négocient un traité international contraignant témoigne de la nécessité de règles impératives en matière de droits humains, tant pour les États que le secteur privé. Des acteurs internationaux aussi importants et impactants que les entreprises multinationales ne peuvent demeurer sans réglementation formelle. 

            Bien que de nombreuses interrogations et incertitudes perdurent, la communauté internationale attend avec impatience un consensus pouvant enfin être formalisé par un instrument international contraignant sur la relation délicate mais épineuse entre les entreprises et les droits humains.

Lucile CUCCODORO


[1] WEISSBRODT David, “Roles and Responsibilities of Non-States Actors” in D. Shelton ed., The Oxford Handbook of International Human Rights Law (Oxford University Press, 2013), p. 725 ss.

[2] ALSTON Philip, GOODMAN Ryan, “International Human Rights” (Oxford University Press, 2013), p. 1463.

[3] United Nations Human Rights Council, ‘OHCHR | OHCHR And Business And Human Rights’ (Ohchr.org, 2020) [https://www.ohchr.org/EN/Issues/Business/Pages/BusinessIndex.aspx] consulté le 11 décembre 2021.

[4] CLAPHAM Andrew, “Non-State Actors” in D. Moeckli, S. Shah & S. Sivakumaran eds, International Human Rights Law (Oxford University Press, 2018), p. 568.

[5] ibid, p. 559.

[6] ibid, p. 560.

[7] ibid, p. 561.

[8] ibid, p. 562.

[9] ibid

[10] OECD, “OECD Guidelines For Multinational Enterprises 2011 Edition” (Organization for Economic Cooperation & Development, 2013).

[11] Organisation Internationale du Travail, “Tripartite Declaration of Principles concerning Multinational Enterprises and Social Policy” (OIT, 2017).

[12] Office of the High Commissioner for Human Rights, “UN Guiding Principles on Business and Human Rights” (United Nations, 2011).

[13] Equator Principles, 2013.

[14] ALSTON Philip & GOODMAN Ryan, “International Human Rights” (Oxford University Press, 2013), p. 1470.

[15] Office of the High Commissioner for Human Rights, “UN Guiding Principles on Business and Human Rights” (United Nations, 2011).

[16] CLAPHAM Andrew, “Non-State Actors” in D. Moeckli, S. Shah & S. Sivakumaran eds, International Human Rights Law (Oxford University Press, 2018), p. 568.

[17] ALSTON Philip, GOODMAN Ryan, “International Human Rights” (Oxford University Press, 2013), p. 1479.

[18] WEISSBRODT David, “Roles and Responsibilities of Non-States Actors” in D. Shelton ed., The Oxford Handbook of International Human Rights Law (Oxford University Press, 2013), p. 732.

[19] Human Rights Watch, ‘UN Human Rights Council: Weak Stance On Business Standards’ (Human Rights Watch, 2011) [https://www.hrw.org/news/2011/06/16/un-human-rights-council-weak-stance-business-standards] consulté le 13 décembre 2021.

[20] DARIA Davitti, ‘Refining The Protect, Respect And Remedy Framework For Business And Human Rights And Its Guiding Principles’ (2016) 16 Human Rights Law Review, p. 55.

[21] Human Rights Council Resolution 26/9 on Elaboration of an International Legally Binding Instrument on Transnational Corporations and Other Business Enterprises with Respect to Human Rights [2014] A/HRC/RES/26/9.

[22] Human Rights Council Resolution 26/22 on Human Rights and Transnational Corporations and Other Business Enterprises [2014] A/HRC/26/L.1.

[23] Business & Human Rights Resource Centre, ‘Binding Treaty – Business & Human Rights Resource Centre’ (Business & Human Rights Resource Centre, 2021) [https://www.business-humanrights.org/en/big-issues/binding-treaty/] consulté le 14 décembre 2021.

[24] WIJEKOON Lavanga V., CONGIU Michael G., MARCULEWICZ Stefan J., Littler Mendelson, ‘United Nations Takes Another Step In Developing A Treaty On Business And Human Rights’ (Littler Mendelson P.C., 2019) [https://www.littler.com/publication-press/publication/united-nations-takes-another-step-developing-treaty-business-and-human] consulté le 14 décembre 2021.


Image de garde : Photo de Mathias P.R. Reding provenant de Pexels en open access [https://www.pexels.com/fr-fr/photo/ville-monument-building-construction-4468974/].



close

Leave Comment