Gisèle Halimi : Le procès de Bobigny

Gisèle Halimi : Le procès de Bobigny

« Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ? »

Le 4 mars 2024, la France intègre l’interruption volontaire de grossesse dans sa Constitution, marquant ainsi une avancée majeure dans l’histoire des droits des femmes et témoigne en reflétant des décennies de lutte pour la reconnaissance et la protection du droit à l’avortement. Au cœur de cette lutte se trouve une figure emblématique : Gisèle Halimi. Militante féministe et avocate engagée, elle a dédié sa vie à la défense des droits des femmes. Son implication a été particulièrement mise en lumière lors du célèbre procès de Bobigny en 1972. Dans cet article, nous explorerons d’abord le parcours de Gisèle Halimi puis nous reviendrons sur le procès Bobigny et finirons par analyser son héritage dans notre société actuelle. 



Gisèle Halimi 

Née le 27 juillet 1927 en Tunisie, Gisèle Halimi a été élevée au sein d’une famille judéo-arabe où règne une oppression envers les femmes, exacerbée par le fait que sa mère, ne sachant pas lire l’hébreu transforme la religion en superstition. Son père refuse de reconnaitre la naissance de sa fille en raison de son sexe. Confrontée à la disparité entre elle et ses frères en raison de son genre, elle se met à lire beaucoup et développe un désir d’apprendre. A l’âge de 11 ans, elle entame une grève de la faim pour protester contre le rôle assigné aux femmes dans sa famille, ne voulant plus servir ses frères à table. A 14 ans, elle refuse un mariage arrangé avec un homme de 36 ans afin de poursuivre ses études. Gisèle Halimi entreprend des études de droit et en 1949, elle rejoint le barreau de Tunis. En 1956 elle s’installe en France et s’inscrit au barreau de Paris[1].

En 1971, Gisèle Halimi fonde aux côtés de Simone de Beauvoir, Jean Rostand, Christiane Rochefort et Jacques Monod, l’association « Choisir la cause des femmes ». Cette dernière vise à promouvoir l’éducation sexuelle et l’accès gratuit à la contraception, ainsi que l’abrogation de la loi répressive de 1920 condamnant l’avortement. De plus, l’association assure la défense gratuite des femmes poursuivies pour avortement. Dès 1974, ses objectifs s’étendent pour inclure la lutte contre le viol, les violences physiques et psychologiques, l’égalité professionnelle et une meilleure représentation des femmes dans la vie publique[2]

Elle appose en 1971 sa signature aux côtés de nombreuses femmes, célèbres ou non, sur le manifeste des 343. Ce texte, notamment rédigé par Simone de Beauvoir, dénonce « [qu’un] million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait silence de ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre »[3]. À la suite de ces 343 signatures, de nombreux médecins et gynécologues expriment publiquement leur soutien en faveur de l’avortement. 

Gisèle Halimi a assuré la défense, en 1972, de Marie-Claire Chevalier accusée d’avoir avorté. Cet article se penchera sur le procès de Bobigny, en étudiant son contexte, la stratégie employée et les répercussions qui en ont découlé. 

Procès de Bobigny, 1972

Au moment des faits, la législation en vigueur est très stricte. L’art. 317 de la loi de 1920 réprime sévèrement les « faiseuses d’ange » qui accomplissent les avortements clandestins[4]. « Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procuré ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de 1’800 F à 100’000 F »[5]. De plus, cet article prévoit des peines pour les femmes se faisant avorter « [s]era punie d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une amende de 360 F à 20’000 F la femme qui se sera procuré l’avortement à elle-même ou aura tenté de se procurer, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet »[6]. Durant la seconde guerre mondiale, l’avortement en France était perçu comme crime d’État passible de la peine de mort[7]. Marie-Louise Giraud, une « faiseuse d’anges », a été exécutée par guillotine pour avoir pratiqué 27 avortements illégaux[8].

En 1972, « Daniel » se fait arrêter par la police pour un vol de voiture. Dans le but de négocier sa propre libération, il dénonce Marie-Claire Chevalier pour son avortement clandestin. Cet avortement faisant suite à un viol commis par ce même « Daniel ». Incapable de se permettre un avortement légal en raison de son coût élevé, Marie-Claire a été contrainte de recourir à des moyens clandestins. Avec l’aide de sa mère et de trois autres femmes, Marie-Claire subit un avortement. Par la suite, les quatre femmes se retrouvent alors jugées pour cet acte, risquant ainsi une peine privative de liberté. Michelle Chevalier, la mère de Marie-Claire, fait appel à Gisèle Halimi pour représenter sa fille dans sa défense de l’avortement. Le procès se déroule en deux phases distinctes[9]

Le 11 octobre 1972, Marie-Claire étant mineure, est jugée à huis clos. Malgré son aveu complet et pleinement assumé, elle est acquittée. Néanmoins, les juges estiment qu’elle n’a pas délibérément ni volontairement choisi d’accomplir cet acte[10]

La deuxième phase du procès se déroule le 8 novembre, impliquant cette fois-ci le jugement des trois autres femmes majeures. Gisèle Halimi opte pour une stratégie de procès politique, À cette fin, elle convoque un grand nombre de témoins, parmi lesquels figurent des personnalités renommées, des prix Nobel, des actrices et des médecins. Jacques Monod et François Jacob, notamment, sont appelés à témoigner pour apporter un éclairage scientifique sur la question du commencement de la vie, Jacques Monod déclare que « donner la vie [lui] parait l’un des actes les plus graves, les plus beaux, les plus lourds de sens que puisse accomplir un être humain. C’est en effet trop sérieux pour être laissé au hasard ou à la contrainte ».  Paul Milliez, un médecin farouchement opposé à l’avortement, décide pourtant de témoigner, révolté par le nombre de femmes qu’il voit mourir à la suite d’avortements clandestins. Gisèle Halimi convie également Michel Rocard, homme politique et partisan d’un assouplissement de la loi de 1920, qu’il juge trop répressive et oppressante pour le destin des femmes, sous la domination masculine. Puis, vient le tour de Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig, Françoise Fabian et la présidente du planning familial, Simone Iff[11]. La stratégie du procès politique consiste principalement à refuser de considérer ses clientes comme coupables, mais plutôt comme victimes de la loi en vigueur. Me Halimi vise à faire progresser les choses en abrogeant cette loi répressive. C’est pourquoi il fut crucial que ce procès soit médiatisé et que de nombreux témoins, même non liés aux faits, soient appelés à témoigner. Les femmes sont finalement condamnées avec des peines symboliques. Gisèle Halimi décide de faire appel mais ce dernier ne fut jamais programmé, trois ans après, il était donc prescrit. 

Héritage du procès Bobigny 

Le procès Bobigny a marqué une étape significative dans la lutte pour l’avortement. Trois ans plus tard, le 17 janvier 1975, la loi Veil entre en vigueur, légalisant l’interruption volontaire de grossesse en France[12].  Ce n’est seulement en 2024, que le droit à l’avortement est inscrit dans la Constitution française, conférant ainsi une protection juridique plus forte et rendant sa modification beaucoup plus difficile[13]

Le chemin vers la reconnaissance du droit à l’avortement fut long et fastidieux. Bien que légalisé en France aujourd’hui, il est important de noter qu’il n’est pas universellement protégé. Par exemple, en Inde et en Finlande, l’interruption volontaire de grossesse est autorisée sous certaines conditions[14]. De plus, en été 2022, la Cour suprême américaine annule une décision protégeant le droit à l’avortement dans le pays, laissant aux États la possibilité de définir leur politique en la matière[15]. Le 11 avril 2024, un vote a eu lieu afin d’intégrer le droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ce vote a recueilli 336 voix pour et 163 voix contre. Toutefois, une telle modification requiert un accord unanime pour être adoptée[16]

L’histoire, notamment marquée par le procès de Bobigny, de la lutte pour le droit à l’avortement est caractérisée par des avancées significatives mais aussi par des défis persistants. Alors que la France a réussi à inscrire ce droit dans sa Constitution, d’autres pays continuent de se battre pour sa reconnaissance. Cette lutte reste cruciale pour assurer le respect des droits des femmes à l’échelle mondiale. 

Gwenaelle Viglino


[1] CAIRN.

[2] CHOISIR.

[3] MANIFESTE.

[4] Perso.

[5] Legifrance.

[6] Legifrance.

[7] Perso.

[8] Justice.

[9] Documentaire.

[10] Archives INA.

[11] Vie publique.

[12] Libération.

[13] Sud ouest.

[14] Les échos.

[15] USA.

[16] Europe1.


Bibliographie :

Cet article s’est principalement fondé sur le documentaire réalisé par Guy Beauché (https://www.youtube.com/watch?v=_gQjWw1XAww), ainsi sur la BD écrite par Marie Bardiaux-Vaïente et illustrée par Carol Maurel, éditée en 2024 (Glénat). 

Sites internet : 

https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2005-2-page-5.htm (dernière consultation le 18.04.24) [cité : CAIRN].

https://www.choisirlacausedesfemmes.org/choisir/ (dernière consultation le 18.04.24) [cité : CHOISIR].

https://www.france-memoire.fr/manifeste-des-343/  (dernière consultation le 18.04.24) [cité : MANIFESTE].

https://perso.helmo.be/jamin/euxaussi/famille/faisange.html (dernière consultation le 18.04.24) [cité : Perso].

https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006490192/1984-01-01 (dernière consultation le 18.04.24) [cité : Legifrance].

https://www.justice.gouv.fr/actualites/actualite/laffaire-marie-louise-giraud (dernière consultation le 18.04.24) [cité : Justice]. 

https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/287131-les-proces-de-bobigny-1972-pour-avortement-gisele-halimi (dernière consultation le 18.04.24) [cité : Vie publique].

https://www.liberation.fr/societe/2014/11/26/la-bataille-de-simone-veil-pour-le-droit-a-l-avortement_1149560/ (dernière consultation le 18.04.24) [cité : libération].

https://www.sudouest.fr/societe/pourquoi-inscrire-le-droit-a-l-avortement-dans-la-constitution-est-aussi-une-protection-symbolique-13292663.php  (dernière consultation le 18.04.24) [Sud ouest].

https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/ou-en-est-le-droit-a-lavortement-en-europe-et-dans-le-monde-1982348 (dernière consultation le 18.04.24) [cité : Les échos].

https://www.liberation.fr/societe/droits-des-femmes/aux-etats-unis-le-droit-a-lavortement-reduit-en-miettes-20240304_MJJO6MNQH5CVJBGD5HYQFXASCY/#:~:text=Depuis%20la%20décision%20de%20la,une%20vingtaine%20d’Etats%20américains.&text=La%20date%20est%20marquée%20au,les%20esprits%20%3A%2024%20juin%202022. (dernière consultation le 18.04.24) [cité : USA].

https://www.europe1.fr/international/les-eurodeputes-veulent-une-inscription-de-livg-dans-la-charte-des-droits-fondamentaux-4240957#:~:text=des%20droits%20fondamentaux-,Les%20eurodéputés%20veulent%20une%20inscription%20de%20l’IVG,la%20Charte%20des%20droits%20fondamentaux&text=Jeudi%2C%20les%20députés%20européens%20ont,voix%20pour%20et%20163%20contre. (dernière consultation le 18.04.24) [cité : Europe1].

Interview & documentaire : 

https://www.youtube.com/watch?v=_gQjWw1XAww [cité : Documentaire].

https://www.youtube.com/watch?v=v6V7N3AQVg8 [cité : Archives INA].


Source image : Dessin par Thierry Viglino


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