L’accord Hotz-Linder de 1951 ou quand la Suisse oublia sa neutralité pour céder aux caprices américains

L’accord Hotz-Linder de 1951 ou quand la Suisse oublia sa neutralité pour céder aux caprices américains

« J’ai souvent le sentiment que nous vivons en fonction du passé et d’après des conceptions qui sont devenues des habitudes, plutôt que dans la perspective d’un avenir incertain et difficilement prévisible. » Max PETITPIERRE aux membres du Conseil fédéral le 15 avril 1959



Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est divisée en deux, marquant le début de la Guerre froide. La Suisse, qui avait revendiqué sa neutralité, se retrouve initialement isolée de la diplomatie et de la politique internationale. Bien que la neutralité ait été un outil essentiel pour l’indépendance suisse depuis des siècles, elle est mal vue par les vainqueurs de la Guerre.[1]

Néanmoins, la Suisse renoue progressivement avec les vainqueurs et s’engage dans le commerce international. Cependant, la question se pose : comment redéfinir et préserver cette neutralité dans un monde post-guerre où les anciennes dynamiques ont disparu et où les pays sont divisés en deux blocs ?

Pour relever ce défi, la Suisse doit faire des concessions, non seulement envers d’autres nations, mais aussi envers elle-même. L’une de ces concessions se concrétise par l’accord informel Hotz-Linder du 23 juillet 1951. 

L’objectif de cet article est d’analyser l’impact de l’accord Hotz-Linder sur la neutralité suisse et comment il l’a transformée. Pour ce faire, il faut examiner la politique de neutralité pendant la Guerre froide, les modifications apportées et le contexte des relations économiques entre la Suisse et les États-Unis.

L’objectif suisse 

Bien que la Suisse aspire à maintenir sa neutralité politique et militaire en se tenant à l’écart des grandes puissances, elle adopte une position différente en ce qui concerne la neutralité idéologique et économique. Sur le plan moral, elle penche en faveur de l’Occident et est géographiquement et économiquement intégrée à l’Europe de l’Ouest, comme le révèlent les rapports des services diplomatiques français sur les rencontres avec les délégations suisses.[2] Max Petitpierre, Conseiller fédéral, souligne qu’il n’existe aucune obligation juridique de maintenir une neutralité économique stricte, mais plutôt de ne pas favoriser excessivement l’une des parties impliquées.[3]

Dans le domaine de la diplomatie internationale, elle initie une politique de solidarité et d’universalité, y compris les bons offices. Cette démarche vise à restaurer la réputation de la Suisse après les critiques concernant son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale. De plus, elle cherche à obtenir une légitimité internationale et à éviter d’être ignorée par les grandes puissances.[4]

Sur le plan économique, la Suisse, cherchant à compenser le vide laissé par l’Allemagne en termes d’exportations et à réduire sa dépendance à l’égard des pays Anglo-Saxons, se tourne également vers les pays de l’Est. Dès 1946, plusieurs traités sont négociés entre Berne, l’URSS et ses États satellites. La Suisse exporte principalement des équipements et des fournitures industrielles dans ces pays, tout en y important des matières premières, adoptant ainsi une approche de « realpolitik« .[5]

A l’international 

De l’autre côté de l’Atlantique et ce dès 1949, le Congrès américain, préoccupé par l’armement potentiel des Soviétiques, des Chinois et de leurs alliés, promulgue l’Export Control Act.[6] Cet acte impose des restrictions ou des licences spéciales pour l’exportation de matériel dit  « stratégique » vers les territoires socialistes, incluant des équipements militaires ainsi que des biens tels que des ordinateurs, des équipements de communication et des logiciels, susceptibles d’être utilisés à des fins militaires.[7]

Les États européens, membres de l’Organisation européenne de coopération économique, dont la Suisse, sont encouragés à adopter des mesures similaires par les Américains. Face à certaines réticences, les États-Unis, profitant de la création de l’OTAN et de la possession de l’arme nucléaire par l’URSS, organisent deux réunions consultatives secrètes en octobre et novembre 1949.[8]

Les participants, connus sous le nom de Groupe Consultatif (CG), comprennent des représentants américains, belges, français, italiens, néerlandais et britanniques, avec un observateur suisse lors de la première réunion. Ces discussions portent sur les exportations de produits stratégiques et les solutions pour les réguler. Pour contrôler les exportations privées, trois listes sont établies, classant les produits en embargo (Liste I), en contingence (Liste II) ou sous surveillance (Liste III).[9]

Le 13 janvier 1950, le Coordinating Committee for Multilateral Export Controls (COCOM) est créé comme organe permanent du CG. Son objectif est de coordonner les efforts des pays consultatifs (et ultérieurement, tous les membres de l’OTAN et le Japon) pour empêcher les pays de l’Est d’importer des produits stratégiques, dans le but de soutenir les objectifs de l’OTAN et de pousser les dirigeants communistes à faire des concessions.[10]

Il est important de souligner que le COCOM était un groupe informel, les États-Unis insistant pour que ces réunions se déroulent en secret afin d’éviter toute réaction négative de l’opinion publique.[11]

La Suisse dans tout cela 

Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France craignent que la Suisse ne réexporte du matériel stratégique de l’Occident vers l’Est et devienne un hub pour contourner les interdictions. Les premières pressions viennent de Londres, chargées par les États-Unis d’encourager d’autres pays européens à soutenir les décisions américaines. Avant même la création du CG et du COCOM, la Suisse exprime son désaccord, refusant de limiter ses exportations en temps de paix, se basant sur sa politique de neutralité. Elle accepte néanmoins certaines concessions, comme la garantie de ne pas réexporter des avions achetés à la Grande-Bretagne.[12]

Alfred Zehnder, alors Chef de la Division des Affaires politiques, résume la position helvétique en 1949 : Bien que n’étant pas directement impliquée dans les réunions du CG, la Confédération comprend les intérêts américains, mais ressent également une incompréhension face à certaines demandes qu’elle trouve excessives. La Suisse ayant déjà partiellement restreint l’exportation d’armes, de munitions et d’explosifs refuse de renoncer à sa liberté commerciale pour les biens des Listes II et III.[13]

L’Accord en question 

Face aux mesures prises par Berne, Washington est insatisfait et décide de résoudre le problème à la source, suspendant les exportations vers la Suisse en raison des pressions liées à la Guerre de Corée.[14]

À partir du 2 juillet 1951, Jean Hotz, alors directeur de la Division du commerce du Département fédéral de l’économie publique, organise plusieurs rencontres avec Harold Linder, sous-secrétaire d’État adjoint aux affaires économiques américaines. Ces discussions portent sur plusieurs points de désaccord : la Suisse revendique sa neutralité, tandis que les États-Unis exigent la sécurité.[15]

Washington conditionne la levée de l’embargo à l’arrêt total de l’exportation de tout matériel des Listes I et II du CG. Après des négociations, la Suisse parvient à éviter un embargo total mais doit réduire ses exportations des biens de la Liste I et cesser complètement celles liées à l’énergie atomique, adoptant un modèle dit « essentiel ». Pour les biens de la Liste II, la Suisse accepte de limiter les exportations à 65 millions de francs, tout en maintenant le volume d’exportations de l’année 1950, suivant un modèle dit « normal ».[16]

En outre, la Suisse accepte de fournir des rapports sur ses relations commerciales avec les pays communistes.[17]

Il est bon de noter que cet accord n’a ni le statut de traité ni de contrat. Alfred ZEHNDER l’a décrit dans une lettre adressée à Max PETITPIERRE comme un « gentlemen’s agreement« , c’est-à-dire un accord informel.[18]

Une violation de la neutralité ?

Ayant de facto rejoint les pays occidentaux dans leur velléité d’embargo à l’encontre du bloc de l’Est, il est légitime de savoir si la Suisse a violé son principe de neutralité ou non.

Si nous examinons la violation de la politique de neutralité du point de vue interne, nous constatons que la neutralité n’est pas un concept codifié ou clairement défini. Sa signification semble varier à travers les époques, et il est difficile de déterminer si elle se limite uniquement aux domaines politiques et militaires ou si elle inclut également d’autres secteurs tels que l’économie.

Après la Seconde Guerre mondiale, le Conseil fédéral était confronté à la nécessité de réinventer le concept de neutralité pour redéfinir le rôle international de la Suisse et éviter son isolement face au reste du monde, en particulier en raison des nouveaux défis posés par la Guerre froide. Les équilibres mondiaux avaient changé et le développement rapide sur les plans technologique, idéologique, politique et économique obligeait la Suisse à adapter son approche.

Max Petitpierre a alors reformulé le principe de neutralité, reconnaissant que la Suisse se rapprochait du bloc de l’Ouest dans de nombreux domaines et n’était pas neutre économiquement. Malgré la défense initiale de la neutralité suisse lors des discussions sur l’Accord Hotz-Linder, la réalité économique a rapidement pris le dessus et la Suisse a accepté les termes américains pour éviter d’entrer en conflit avec Washington, son principal partenaire commercial.

Il est essentiel de noter que la Suisse, bien qu’ayant une indépendance politique et militaire en pratique, était économiquement dépendante du bloc de l’Ouest pendant la Guerre froide. Par conséquent, les concessions faites dans le cadre de l’Accord Hotz-Linder étaient considérées comme nécessaires pour éviter des conséquences plus graves, telles qu’une mise sur liste noire par d’autres pays occidentaux.[19]

En résumé, bien que certains aient pu considérer l’Accord comme une violation de la neutralité suisse, il peut être vu comme une adaptation inévitable et nécessaire face aux nouvelles réalités économiques et politiques internationales, marquant ainsi une étape vers l’émancipation internationale de la Suisse.

Pour conclure, nous pourrions retenir que la Suisse traverse une période tumultueuse au début de la Guerre froide, prise en étau entre deux époques et deux blocs. Elle doit réinventer sa neutralité et redéfinir son rôle sur la scène internationale. Initialement, elle se trouve dans un état de déni, appartenant de facto à l’Occident tout en refusant d’être assimilée à ce bloc par la communauté internationale. L’Accord Hotz-Linder, bien qu’étant une concession, n’a finalement pas eu d’impact significatif et n’a pas entravé la Suisse sur le plan national ou international.[20]

La notion de neutralité est fluide, évoluant selon les époques et les contextes. Ce qui était neutre en 1951 diffère de ce qui l’était en 1941. Elle nécessite une adaptation constante pour répondre aux besoins et aux défis. Les concessions faites pendant la Guerre froide ont permis à la Suisse d’établir sa neutralité active au sein de la communauté internationale, par exemple en jouant un rôle important dans les relations américano-cubaines ou en étant le pays hôte de divers traités de paix et accords internationaux.

Aujourd’hui, avec le conflit en Ukraine, la neutralité suisse est à nouveau remise en question, aussi bien sur le plan interne qu’externe, en raison des changements géopolitiques. Malgré ces évolutions, la neutralité demeure un élément essentiel de la politique intérieure et extérieure. La question qui subsiste est de savoir si, même en évoluant dans sa forme, l’essence de la neutralité suisse restera inchangée ?

Jad-Alexandre Ghazzaoui


[1] ALTERMATT, p. 9.

[2] SOUTOU, p. 25.

[3] Auteur inconnu, « Le conseiller fédéral Max Pettpierre définit la politique que doit suivre notre pays dans le monde actuel, in Feuille d’avis de Neuchâtel, no 28, 4 février 1952. URL : htps://doc.rero.ch/record/59191/fles/1952-02-04.pdf.

[4] FRACHEBOUD, p. 51.

[5] Ibid.

[6] S.548 – 81st Congress (1949-1951) : Export Control Act, S.548, 81st Cong. (1949), 63 Stat. 7, 50 U.S.C. App. URL : htps://uscode.house.gov/statviewer.htm?volume=63&page=7.

[7] ROBIN, p. 183.

[8] ROBIN, p. 182.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] ROBIN, p. 183.

[12] WYSS, p. 196.

[13] DDS-18, ZEHNDER, N 25 p.70. 

[14] SCHALLER, p. 38.

[15] DDS-18, ZEHNDER, N 105 p. 303.

[16] DDS-18, ZEHNDER, N 105 p. 304.

[17] ALTERMATT, p. 21.

[18] DDS-18, ZEHNDER, N 105 p. 303.

[19] SCHALLER, p. 214.

[20] SCHALLER, p. 214.


BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

ALTERMATT, Claude, « LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE LA SUISSE PENDANT LA GUERRE FROIDE », Lausanne (Presses polytechniques et universitaires romandes, Le Savoir Suisse) 2003. (cité : ALTERMATT, p. )

FLEURY, Antoine (édit.), « Documents Diplomatiques Suisses », Vol. 18, Genève (Editions Zoé) 2001. (cité : DDS-18, AUTEUR, N p. )

ROBIN, Thierry, « Le Coq face au Dragon. Deux décennies de relations économiques franco-chinoises de la fin de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1960 » Paris, (Librairie Droz) 2013. (cité ROBIN, p. )

SCHALLER, André, « Schweizer Neutralität im West-Ost-Handel : das Hotz-Linder Agreement vom 23. Juli 1951 », Bern, (P. Haupt) 1987. (cité : SCHALLER, p. )

Revues 

FRACHEBOUD, Virginie. « La Suisse au service des intérêts américains à Cuba ou le succès de la politique de neutralité et solidarité (1961-1963) », Relations internationales, vol. 163, no. 3, 2015, pp. 47-62. URL : https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2015-3- page-47.htm (cité : FRACHEBOUD, p. )

SOUTOU, Georges-Henri. « La France et la Suisse au XXe siècle : de la méfiance stratégique à la confiance et à la complicité », Stratégique, vol. 107, no. 4, 2014, pp. 17-33. URL : https://www.cairn.info/revue-strategique-2014-4-page-17.htm (cité : SOUTOU, p. )

WYSS, Marco. “The Advocate and Its Wealthy Client: Britain and Switzerland in the Early Cold War.” The International History Review, vol. 35, no. 1, 2013, pp. 184–204. JSTOR URL : http://www.jstor.org/stable/24701345. (Cité : WYSS p. )


Source image : https://pixabay.com/fr/photos/couteau-de-poche-couteau-tranchant-6551/


close

Leave Comment