Le droit à un logement convenable en Suisse

Le droit à un logement convenable en Suisse

« Le droit au logement est garanti. Toute personne dans le besoin a droit d’être logée de manière appropriée.[1]»

C’est par ces mots que le Grand Conseil introduit en 2012 un droit au logement à l’art. 38 de la nouvelle constitution. Partiellement instaurée en raison de la crise du logement qui hante Genève depuis plus de trente ans[2], cette disposition fait écho à d’autres mouvements juridiques et sociaux cherchant à étendre le champ d’application des droits humains en chargeant l’Etat de protéger de plus en plus de domaines considérés essentiels à l’épanouissement des personnes.

Peut-on donc considérer qu’il existe un droit au logement en Suisse ? Et si oui, est-il justiciable ?



DÉFINITION DU DROIT À UN LOGEMENT

Dans un premier temps, penchons-nous sur ce qu’on doit comprendre comme « droit au logement ». Selon le Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU (ci-après OHCHR), le droit au logement comporte un certain nombre de composantes, que nous organiserons en aspects négatifs et positifs. Notons bien que le rapport cité ici n’est pas juridiquement obligatoire, mais a plutôt un rôle de doctrine particulièrement influente en raison du statut important de l’OHCHR dans les droits humains.

Dans sa dimension négative, le droit au logement implique que l’Etat ne doit pas expulser des personnes ou détruire leur logement de manière arbitraire. Il ne doit pas non plus leur faire subir des ingérences indues dans leur logement, qui représente le centre de la vie privée et familiale. Enfin, il doit respecter le droit de chaque personne à choisir sa résidence[3].

Dans sa dimension positive, l’Etat doit garantir la sécurité d’occupation (« secure tenure »), c’est-à-dire créer un cadre permettant aux occupants de ne pas craindre une expulsion imminente à tout moment.[4]

Par ailleurs, l’Etat doit garantir un accès équitable et non-discriminatoire au logement, et organiser la participation des personnes au niveau local et national à la prise de décisions des autorités en matière de logement. Il doit aussi veiller à ce que le marché immobilier ne se « financiarise » pas, soit être attentif à ce que le logement soit un droit avant d’être une marchandise. 

L’OHCHR donne aussi certains critères sur ce qui constitue un logement convenable : la sécurité d’occupation, l’existence de services (accès à l’eau potable, électricité…), être accessible financièrement, l’habitabilité (garantir la sécurité physique et un certain confort), et le respect des identités culturelles des occupants[5].


SOURCES DU DROIT AU LOGEMENT

Droit constitutionnel suisse

L’unique mention explicite d’un éventuel droit au logement dans le droit constitutionnel fédéral se trouve dans les buts sociaux, dont l’objectif est d’établir un standard de vie vers lequel les législateurs doivent tendre lorsqu’ils créent de nouvelles lois. 

Ces buts sociaux indiquent entre autres que la Confédération et les cantons s’engagent à ce que « toute personne en quête d’un logement puisse trouver, pour elle-même et sa famille, un logement approprié à des conditions supportables[6] ». Cette disposition est cependant une norme programmatique, c’est-à-dire qu’elle a pour but principal d’orienter le législateur et ne procure aucun droit subjectif aux individus. Elle n’indique donc aucune volonté de la part du constituant de consacrer un droit fondamental au logement dans la Constitution.

Le droit au logement pourrait néanmoins découler d’autres droits constitutionnels établis. Un lien naturel se remarque aisément entre droit au logement et droit à des conditions minimales d’existence, consacré à l’art. 12 Cst. féd. La jurisprudence abonde dans ce sens, et précise que l’Etat doit accorder « la garantie des besoins humains élémentaires comme la nourriture, l’habillement ou le logement » de sorte à prévenir « un état de mendicité indigne de la condition humaine.[7] »

Le droit au logement existe donc en droit fédéral suisse et relève donc du droit constitutionnel non écrit, l’art. 12 Cst. féd. ne le mentionnant pas explicitement. Il est néanmoins essentiel de relever que la disposition consacre l’aide d’urgence et ne vise qu’à garantir les « besoins humains élémentaires »[8], et ne satisferait pas les critères énoncés par l’OHCHR – notamment en sécurité d’occupation, l’aide d’urgence étant temporaire par définition. L’aspect d’équité en attribution de logement serait néanmoins couvert par l’interdiction des discriminations (art. 8 Cst. féd.), et l’interdiction d’une destruction arbitraire du logement par la garantie de la propriété (art. 26 Cst. féd.).

On pourrait en outre plaider que le logement, lieu de réunion de la famille, est une composante naturelle de l’article 13 garantissant la protection de la sphère privée et familiale, ou éventuellement argumenter que l’accès à un logement est nécessaire à la dignité humaine consacrée à l’article 7. En toute mesure, il est manifeste que le droit au logement est sous-jacent à d’autres droits fondamentaux.

Il est intéressant de noter que les constitutions cantonales ont des approches très diverses quant au droit au logement. Certains cantons, notamment Berne et Zürich, « encouragent » la construction de logements[9], d’autres suivent le modèle fédéral et le mentionnent simplement aux buts sociaux, comme Soleure[10].

Droit comparé

Les législations françaises et allemandes étant une grande source d’inspiration pour le droit suisse, il est utile d’examiner et comparer ici les systèmes législatifs.

  • Droit français 

La constitution française ne comporte pas de droit au logement. Les ressortissants français et les résidents légaux disposent néanmoins d’un droit judiciable à un logement dans certaines situations, consacré dans la DALO (droit à un logement opposable)[11]. On peut donc véritablement parler d’un droit fondamental au logement, même si celui-ci n’est pas de rang constitutionnel.

Le système français dénote une volonté de procurer un logement de manière durable aux résidents de son territoire. Le droit au logement n’est pas déduit d’un droit constitutionnel, mais existe de manière indépendante dans l’ordre juridique. La constitution française ayant un processus de modification très lourd, il n’est pas surprenant que le droit au logement n’y soit pas inclus – même si l’absence de rang constitutionnel affaiblit ce droit pourtant fondamental.

  • Droit allemand

Le droit au logement n’est pas mentionné de manière explicite dans la Constitution fédérale allemande, mais pourrait être déduit des garanties minimales d’existences, elles-mêmes intrinsèquement liées au principe sacré de Menschenwürde (dignité humaine) central aux droits fondamentaux.

Les constitutions des Bundesländer mentionnent occasionnellement un droit au logement, comme par exemple la constitution berlinoise : « Jeder Mensch hat das Recht auf angemessenen Wohnraum » (Toute personne a le droit à un logement décent)[12]. Ces normes ont néanmoins une portée programmatique et ne sont pas destinées à être portées devant un tribunal.[13]

La situation juridique allemande est donc très similaire à celle de la Suisse.


DROIT INTERNATIONAL

Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH)

Ratifiée par la Suisse en 1974, la CEDH ne contient aucune disposition explicite garantissant le droit au logement. En outre, elle ne protège pas les conditions minimales d’existence vues précédemment. Sa jurisprudence note néanmoins que l’extrême pauvreté est incompatible avec la dignité humaine constituant la fondation même de la Convention[14].

Dans l’arrêt Moldovan c. Roumanie (n°2) du 12 juillet 2005, la CEDH juge que « devoir vivre dans une précarité et une promiscuité extrêmes (dans des caves, dans des poulaillers, des écuries) en raison de l’absence de mesures adéquates de la part des autorités, constitue une atteinte aux droits garantis par les art. 3 et 8 CEDH. »

L’évocation des art. 3 et 8 permettent d’explorer les composantes négatives et positives du droit au logement décrites par l’OHCHR.

En évoquant l’art. 3 interdisant la torture et les traitements dégradants, on peut déduire le devoir de l’Etat de prodiguer aux individus sur son territoires des conditions d’existence compatibles avec la dignité humaine – soit la dimension positive du droit au logement. Le lien avec cette norme implique cependant un seuil de détresse important avant que l’Etat ne soit sous une quelconque obligation de fournir un logement, implication renforcée par la formulation « une précarité et une promiscuité extrêmes ». 

L’évocation de l’art. 8 protégeant la sphère familiale ainsi que le domicile adoucit cependant cette conception en présentant un logement adéquat comme essentiel à la vie privée et familiale. En effet, le respect de cette norme n’implique pas uniquement l’absence de traitements dégradants, mais aussi l’abstention d’une ingérence arbitraire de l’Etat dans le centre privé de la famille, soit la dimension négative du droit au logement.

Pacte I de l’ONU

Le droit à un logement adéquat est explicitement prévu par l’art. 11 ch. 1 du Pacte ONU I, ratifié par la Suisse en 1992 :

« Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence. […] »[15]

Bien que le Pacte ONU I soit en vigueur en Suisse, toutes ses dispositions ne sont pas directement applicables, étant souvent considérées comme ayant une portée programmatique. Selon le Tribunal fédéral, une disposition du Pacte ONU I est « directement applicable si elle est suffisamment déterminée et claire par son contenu pour constituer le fondement d’une décision », mais ne confèrent en principe aucun droit subjectif aux individus[16].

Cet article est très proche du droit constitutionnel non écrit à des conditions minimales d’existence, donc la question de sa justiciabilité est surtout théorique. Il est néanmoins manifeste que certains aspects du droit au logement sont bien établis en droit international et domestique.


CONCLUSION

Il existe donc bien un droit au logement de base en Suisse, établi au rang constitutionnel et soutenu par le droit international. Certains aspects du droit au logement décrit par l’OHCHR y sont compris, que ce soit dans les conditions minimales d’existence ou l’interdiction des discriminations. Ce droit est garanti par des normes constitutionnelles et internationales justiciables.

Aucune des normes précitées n’abordent néanmoins la sécurité d’occupation. Certes, la propriété est garantie – mais qu’en est-il des locataires, qui constituaient,en 2020, 61% des ménages en Suisse[17] ? Et quid d’autres problématiques sociales touchant au logement, bien plus insidieuses qu’une expropriation pure et dure, comme la gentrification ? Par ailleurs, la garantie du logement en tant que droit avant d’être une marchandise n’existe pas dans le système légal suisse ou dans les conventions internationales présentées dans cet article. Il en suit que les recommandations du rapport de l’OHCHR ne sont pas suivies, et qu’il n’existe pas de droit au logement adéquat en Suisse en ce sens. 

Il reste donc encore une marge de progression pour que soit garanti à tous les individus un droit fondamental au logement.

Sophie MARTIN


[1] Art. 38 Cst/GE

[2] DA COSTA AFONSO, Liliana, « Crise de logements à Genève ! Comment optimiser les logements présents ? », HEG-GE (2018), p. iii

[3] OHCHR, Special Report on the Right to Adequate Housing, 2021

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Art. 41 al. 1 let. e Cst. féd.

[7] ATF 121 I 367 = JT 1997 I 278

[8] MALINVERNI Giorgio, HOTTELIER Michel, HERTIG-RANDALL Maya, FLÜCKIGER Alexandre, Droit constitutionnel suisse volume II : Les droits fondamentaux, Stämpfli Editions, 4e éd., 2021, p. 797

[9] Art. 40 Cst/BE et art. 110 Cst/ZH

[10] Art. 22 Cst/SO

[11] Loi DALO, n° 2007-290 du 5 mars 2007

[12] Art. 28 Abs. 1 Verfassung von Berlin, traduction libre

[13] Deutscher Bundestag, « Recht auf Wohnen: Ausgestaltung und Rechtswirkung in den Verfassungen der Bundesländer und der EU-Mitgliedsstaaten », WD 3-3000-120/19, 2019, p. 3

[14] Supra note 8, p. 799 

[15] Art. 11 ch. 1 Pacte ONU I 

[16] ATF 136 I 290 X, consid. 2.3.1 in fine

[17] Office fédéral de la statistique, 2020


BIBLIOGRAPHIE

Droit suisse 

  • Constitution fédérale
  • Constitution genevoise
  • Constitution de Berne
  • Constitution de Soleure
  • Constitution de Zürich

Jurisprudence 

  • ATF 121 I 367 = JT 1997 I 278
  • ATF 136 I 290 X.
  • ACEDH Moldovan c. Roumanie (n°2) du 12 juillet 2005

Droit étranger

  • Deutsche Bundesverfassung (Constitution fédérale allemande)
  • Loi DALO, n°2007-290 du 5 mars 2007

Droit international

  • CEDH
  • Pacte ONU I

Autres

  • DA COSTA AFONSO, Liliana, « Crise de logements à Genève ! Comment optimiser les logements présents ? », HEG-GE (2018)
  • OHCHR, Special Report on the Right to Adequate Housing, 2021
  • MALINVERNI Giorgio, HOTTELIER Michel, HERTIG-RANDALL Maya, FLÜCKIGER Alexandre, Droit constitutionnel suisse volume II : Les droits fondamentaux, Stämpfli Editions, 4e éd., 2021
  • Deutscher Bundestag, « Recht auf Wohnen: Ausgestaltung und Rechtswirkung in den Verfassungen der Bundesländer und der EU-Mitgliedsstaaten », WD 3-3000-120/19, 2019


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