A l’Université de Cincinnati des manifestants blancs, partisans de la guerre du Golfe ont été labellisés de racistes pour avoir raillé des étudiants arabes. Le seul manifestant noir du groupe en revanche a été épargné de ce label dans la mesure où, selon le règlement universitaire, seuls les étudiants blancs pouvaient être qualifiés de racistes. L’étudiant noir, quant à lui, fut qualifié de « European-influenced African[1] ». Toujours dans le milieu universitaire, la New York University Law School a dû changer le problème soumis pour l’exercice d’art oratoire (Moot Court) suite à des plaintes soulevées par des étudiants concernant le fait que construire des arguments contre la mère fictive du cas aurait pu être perçu comme manquant de tact à l’égard des homosexuels[2].
Quel est le point commun de ces deux situations ? Toutes deux ont été décriées au nom du politiquement correct, mais au fait de quoi s’agit-il ? Dans quelle mesure affecte-t-il notre liberté d’expression ? Ne peut-on vraiment plus rien dire ?
En fin de comptes, liberté d’expression et politiquement correct : deux facettes d’une même médaille ou plutôt deux notions irréconciliables ?
GENÈSE ET DÉVELOPPEMENT DU POLITIQUEMENT CORRECT
L’expression « politiquement correct » est évoquée pour la première fois aux Etats-Unis dans un arrêt de la Cour Suprême de 1793, « Chisholm v. Georgia[3] ». Dans son acception première, l’expression ferait référence à une lecture du droit qui prendrait en compte les intentions du texte juridique plutôt que d’aborder le droit comme un simple ensemble de procédures[4]. Cependant, elle prend une tout autre tournure aux abords du XXe siècle, sous le régime communiste qui lui donne tantôt un sens positif, lorsque la pensée ou comportement tenu par l’individu se conforme à celui du régime[5], ou négatif, voire sarcastique, lorsque d’autres se trouvaient à critiquer le parti en le considérant comme trop conservateur par exemple[6]. Enfin l’expression se cristallise avec le sens que nous lui connaissons aujourd’hui et qui peut être exprimée de la manière suivante :
« De manière générale, le « politiquement correct » conduirait à stigmatiser [et éliminer[7]] les expressions qui, de par leur forme ou leur contenu, sont analysées comme des vecteurs de préjugés, de discrimination voire de violence à l’égard d’un groupe minoritaire ou dominé[8], [par des moyens législatifs et des sanctions, si nécessaire[9]]».
Avoir recours à cet outil est certes louable, mais quelles en sont les répercussions majeures, notamment dans le domaine de la liberté d’expression ? En somme, ne peut-on plus rien dire librement ?
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION DANS LA CEDH
Afin d’explorer quelques pistes de réflexion, il s’agira dans un premier temps d’éclairer la notion de « liberté d’expression », en déceler ses implications ainsi que ses limitations.
Selon l’art. 10 CEDH, la liberté d’expression se définit « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. […] 2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi […] ».
D’après la jurisprudence désormais établie de la Cour Européenne des droits de l’homme, sont identifiées comme formes d’expression « la création artistique, le cinéma, le divertissement, la communication audiovisuelle[10] ».
Lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression, le nœud du problème réside dans la notion et la place consacrée au « tort » ou nuisance. Il y a deux façons d’appréhender cette liberté : via une approche « positive » ou « négative ». La première accorde une « respectabilité politique et sociale à certaines formes d’expressions, de discours et de représentations[11] ». En d’autres termes, elle attribue à cette liberté un devoir premier relevant de la délibération démocratique, mais aussi l’épanouissement personnel et de manière plus générale la recherche de la vérité[12]. La seconde fait appel au principe de non-nuisance[13]. En somme, « considérer que le tort causé à autrui est la seule limite tangible à poser à cette liberté[14]» et pour ce faire, déterminer les nuisances tolérables afin d’éviter ce qui est communément appelé, dans la jurisprudence américaine, le « chilling effect » ou effet dissuasif dans le débat démocratique[1].
Selon l’approche choisie, la démarche poursuivie ne sera pas la même et nous n’avons pas ici le temps de nous y attarder. Est, en revanche, ’important de savoir dans quelle mesure la liberté d’expression peut être restreinte, et pourquoi aurait-on besoin du « politiquement correct » pour la restreindre.
SES LIMITATIONS
Dans son interprétation, la Cour européenne des droits de l’Homme a souligné que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun[15] ». Elle indique d’autre part que ce même article est tout autant applicable aux « informations » et « idées » anodines et inoffensives qu’à celles qui « heurtent, choquent ou inquiètent [16] » afin d’avoir dans les faits une « société démocratique » par le biais de la tolérance, l’ouverture d’esprit et le pluralisme d’idées[17]. La définition donnée par la Cour défend clairement l’approche positive de la liberté d’expression.
S’il y a une certaine tendance à vouloir favoriser la libre circulation d’idées, cette dernière reste tout de même régulée et n’est pas illimitée. Pour ce qui est de la CEDH, une ingérence dans la liberté d’expression de tout un chacun est justifiée lorsqu’elle est « prévue par la loi », « vise à préserver des buts légitimes » (art. 10 par. 2 CEDH) et si elle est « nécessaire dans une société démocratique ».
Prévue par la loi
Pour que cette condition soit remplie, il faut que la norme en question soit suffisamment précise afin de permettre à l’individu d’ajuster son comportement en fonction et être en mesure de raisonnablement prévoir les conséquences issues de ses actes[18]. En règle générale, cette condition ne pose pas énormément de problème dans la mesure où, sous réserve d’une interprétation manifestement déraisonnable, la Cour se borne à constater la compatibilité du raisonnement des Etats avec la Convention[19].
Préservation de buts légitimes
Les motifs légitimes sont énumérés de façon exhaustive à l’art. 10 par. 2 CEDH et comprennent « la sécurité nationale, « l’intégrité territoriale», « la défense de l’ordre à la prévention du crime », « la protection de la santé ou de la morale », « la protection de la réputation ou des droits d’autrui pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles » ou pour « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
Nécessité dans une société démocratique
Il est utile de noter qu’un besoin social impérieux n’est pas synonyme d’« indispensable ». En revanche, un besoin « admissible », « normal », « utile », « raisonnable » ou « opportun » serait également insuffisant [20]. Pour ce dernier critère, la Cour tend à ne pas se prononcer sur le caractère impérieux du besoin social mais à analyser le raisonnement issu de la libre appréciation des Etats sur la question et en évaluer la pertinence[21].
LIBERTÉ D’EXPRESSION ET POLITIQUEMENT CORRECT
Au vu de ce qui a été précédemment mentionné, il est donc clair que la liberté d’expression n’est pas illimitée et que des mécanismes de régulation sont mis en place tant au niveau national que supranational. La question subsiste quant à l’impact du politiquement correct sur la liberté d’expression.
S’il est vrai que le politiquement correct part d’intentions plus qu’honorables, nous nous devons de faire attention aux dérives. En fin de compte, le politiquement correct cherche à poser des limites sur certains types de discours et comportements qui ne seraient pas nécessairement punis de par la loi selon les mécanismes régulateurs en place, mais qui seraient perçus par un groupe minoritaire comme dérangeants[22].
Dans son approche, l’emploi du politiquement correct engendrerait le principe de non-nuisance et appréhenderait la liberté d’expression de façon négative.
Ceci donnerait naissance à toute une série d’autres questionnements. En particulier, qui déciderait des limites ? Seraient-elles posées selon les croyances personnelles d’un groupe (minoritaire) au détriment d’un autre ? Ou encore comment transcrire sur le plan législatif tous ces changements au niveau sémantique afin de promouvoir l’inclusivité mais dont le propre est d’évoluer si rapidement ? In fine, comment assurer la libre circulation, l’échange d’idées et la tolérance au sein d’une société démocratique en refusant tout acte ou discours allant à l’encontre de ce qui aurait été décidé par les représentants du groupe minoritaire, comme préconisé par l’art. 10 CEDH ?
CONCLUSION
En conclusion, nous pouvons sans autre affirmer qu’il est faux de soutenir que nous ne pouvons plus rien dire. Il ne s’agit pas non plus de nullifier les efforts et avancées sociétales accomplies grâce, en partie, au politiquement correct. Mais plutôt de remettre les choses en contexte : c’est un outil pouvant être utilisé en tant qu’arme de réprobation sociale, mais qui ne peut être incorporé à l’outillage législatif de par sa nature trop vite changeante. Par ailleurs, allant à l’encontre même des idées de démocratie et tolérance ayant été développées par les Etats et entités supranationales.
Ne nous cachons pas derrière l’hypocrisie des mots et attelons-nous à un réel changement sociétal qui passe forcément par l’éducation et la connaissance. Comme dit Thomas Rychiger, « Une saine culture de la controverse permet de trouver de bonnes solutions […] [u]ne fausse harmonie est dangereuse : se taire pour maintenir la paix, céder par simplicité, accepter l’inacceptable par commodité. Aborder ouvertement des thèmes dérangeants représente un risque personnel. Taire ce qui dérange est un véritable risque […]. Dites ce que vous pensez ! Mais ne le dites pas toujours comme vous le pensez ! Respirez profondément avant de parler ! En inspirant, réfléchissez aux mots et au ton qui auront le plus de chance d’obtenir l’efficacité souhaitée à long terme [23]».
Frieda Bouma Ebongué
[1]Hervieu Nicolas, Liberté d’expression (art. 10 CEDH): le négationnisme, prisme révélateur du dilemme européen face à la lutte contre l’extrémisme, in La Revue des Droits de l’Homme, 2014, [Liberté d’expression (art. 10 CEDH): le négatitonnisme, prisme révélateur du dilemme européen face à la lutte contre l’extrémisme | La Revue des Droits de l’Homme (revdh.wordpress.com)] (consulté le 07 avril 2022).
[1]Anderson B. Craig, Political Correctness on College Campuses: Freedom of Speech v. Doing the Politically Correct Thing, inSMU Law Review 46, no. 1 (1992), p. 172.
[2] Ibid.
[3] Supreme Court US, Chisholm v. State of Georgia (1793).
[4] Donzel Marie, C’est quoi, au juste, le « politiquement correct » ?, in webmagazine EVE, Paris 2019, [C’est quoi, au juste, le « politiquement correct » ? – EVE (eveprogramme.com)] (consulté le 02 avril 2022).
[5] Mansfield C. Harvey, « Politiquement correct », Commentaire, vol. 83, no. 3, 1998, pp. 617-628.
[6] Ibid.
[7] Reynolds Anne, Political correctness, in The first Amendment Encyclopedia, 2009, [Political Correctness | The First Amendment Encyclopedia (mtsu.edu)] (consulté le 05 avril 2022).
[8] Dupré de Boulois Xavier, « Politiquement correct » et liberté d’expression, in Revue des droits et libertés fondamentaux, Paris, 2020, [ « Politiquement correct » et liberté d’expression | Revue des droits et libertés fondamentaux (revuedlf.com)] (consulté le 05 avril 2022).
[9] Reynolds Anne, Political correctness, in The first Amendment Encyclopedia, 2009, [Political Correctness | The First Amendment Encyclopedia (mtsu.edu)] (consulté le 05 avril 2022).
[10] Ramond Denis, Liberté d’expression : De quoi parle-t-on ?, in Raisons politiques, vol. 44, no. 4, (2011), pp. 97-116.
[11] Ibid.
[12] Ramond Denis, L’ironie de la liberté d’expression, in Raisons politiques, vol. 52, no. 4, (2013), pp. 123-141.
[13] Ramond Denis, Liberté d’expression : De quoi parle-t-on ?, in Raisons politiques, vol. 44, no. 4, (2011), pp. 97-116.
[14] Ramond Denis, L’ironie de la liberté d’expression, in Raisons politiques, vol. 52, no. 4, (2013), pp. 123-141.
[15] CourEDH, 7 décembre 1976, affaire Handyside contre Royaume-Uni, n° 5493/72, par.49.
[16] Arrêt Handyside contre Royaume-Uni, par. 49.
[17] Conseil de l’Europe, Guide sur l’article 10 de la Convention – Liberté d’expression, p.11.
[18] CourEDH, 15 octobre 2015, affaire Perinçek contre Suisse, n° 27510/08 par. 131.
[19] CourEDH, 29 janvier 2019, affaire Cangi contre Turquie, n° 24973/15, par. 42.
[20] CourEDH (Gorzelik et autres c. Pologne, § 95 ; Barthold c. Allemagne, § 55 ; Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), § 59).
[21] Conseil de l’Europe, Guide sur l’article 10 de la Convention – Liberté d’expression, p.22.
[22] Reynolds Anne, Political correctness, in The first Amendment Encyclopedia, 2009, [Political Correctness | The First Amendment Encyclopedia (mtsu.edu)] (consulté le 08 avril 2022).
[23] Rychiger Thomas, L’authenticité fait du bien, TREX 2020, p. 275 ss, 275.