Le grand public ne compte plus la pléthore d’adaptations tirées des œuvres littéraires de J. R. R. Tolkien. Les différentes rééditions des romans, leur mise à l’écran et la grande quantité de produits dérivés forcent le questionnement quant à l’articulation et l’évolution des droits dont ils découlent. Ainsi, il appert intéressant de démêler les méandres tortueux des droits d’auteurs du professeur.
I. Du temps du professeur
Longtemps resté hermétique à l’idée que ses œuvres puissent être transposées, Tolkien accepte néanmoins une première adaptation radiophonique par la BBC du Seigneur des Anneaux (1954-1955) peu après sa parution[1]. Malgré cette concession et une réécriture personnelle du script[2], le feuilleton de 12 épisodes diffusé entre 1955 et 1956 demeurera à ses yeux une pleine insatisfaction[3].
Les producteurs approchent Tolkien dès 1957, qui n’accepte d’entrer en matière que lorsque la compensation pécuniaire est suffisante ou que lui-même a un droit de regard notable sur le projet (politique de Art or Cash)[4]. Ainsi, un premier essai d’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux est avorté en 1959, faute de rétribution suffisante[5]. Il convient de mentionner que de nombreuses célébrités imaginent des adaptations sans aboutissement : Walt Disney en 1938 avec le Hobbit ou les Beatles dans les années 60 avec le Seigneur des Anneaux.
Il faut attendre 1961 lorsque l’éditeur de Tolkien, Allen & Unwin, conclut avec la société de production, Rembrandt Films, un accord pour la réalisation d’un film animé sur le Hobbit. Le contrat signé en 1962 inclut une date butoir au 30 juin 1967. Le film sort le jour-même où expirent les droits d’adaptation de la société et restera inconnu jusqu’à ce que le réalisateur, Gene Deitch, annonce son existence en 2012[6].
En 1965, une bataille juridique secoue Tolkien qui doit faire face à la publication illégale de la première version poche du Seigneur des Anneaux par Ace Books. La maison d’édition s’est mise à vendre un grand nombre d’exemplaires pour seulement $0.75, pensant que les droits d’auteurs de Tolkien aux États-Unis avaient expiré. Pour pallier cette saboterie, une nouvelle édition des deux romans est travaillée et commercialisée par les éditeurs américains de Tolkien Houghton Mifflin et Ballantine Books. La version pirate d’Ace Books continuera quant à elle à se vendre moyennant redevance[7]. Cet épisode est sans doute significatif puisqu’est fondée une entité privée en 1967, le J. R. R. Tolkien 1967 Discretionary Settlement, probablement en charge des intérêts successoraux des héritiers. Son troisième fils, Christopher Tolkien, aurait dès lors été nommé exécuteur littéraire, soit gardien de la bonne exécution des dispositions testamentaires relatives aux droits littéraires du professeur[8].
Alors que le sort de son patrimoine littéraire est confié d’avance à son fils, Tolkien vend pour 104’000 livres en 1969 les droits d’adaptation du Seigneur des Anneaux et du Hobbit à la société américaine United Artists, avec laquelle les discussions sont entamées depuis 1957. Ainsi, à la mort du professeur en 1973, United Artists se retrouve unique détentrice des droits d’adaptation des œuvres, limité exclusivement aux évènements du Troisième Âge[9]. Ces droits incorporent la possibilité d’adapter les œuvres visuellement ainsi que la réalisation d’objets dérivés divers. Si la somme de rachat peut paraître dérisoire, elle équivaut aujourd’hui à environ 2.3 millions de livres sterling. Une clause prévoit en outre une redevance pour toute production de 7.5% à Tolkien, ou à défaut, à sa succession.
II. Post mortem
En 1976, United Artists vend à la Saul Zaentz Company les mêmes droits acquis quelques années auparavant. Néanmoins, les droits de distribution internationaux sur les films ont été conservés par United Artists. Aujourd’hui, ces droits échoient après rachat à leur société mère MGM (Metro-Goldwyn-Mayer)[10].
1977 représente une année clé pour les droits du professeur. D’une part, un film animé du Hobbit est réalisé par Rankin/Bass Productions. Selon son producteur et réalisateur, Arthur Rankin Jr., et contrairement aux revendications des détenteurs des droits de Tolkien, le film ne cause aucun problème de légalité puisque le Hobbit était, à ce moment-là, tombé dans le domaine public aux États-Unis[11].
D’autre part, les quatre enfants de Tolkien (John, Michael, Christopher et Priscilla) s’assemblent pour former deux grandes structures afin de protéger les publications de leur père : le Tolkien Trust et le Tolkien Estate (The Tolkien Company). Le premier est un « organisme caritatif dont les revenus sont obtenus en particulier à partir des droits d’auteur du Seigneur des Anneaux ou encore de droits d’auteur internationaux de textes divers (par ex. Smith de Grand Wootton, Roverandom, la Chute d’Arthur, des écrits philologiques et divers documents comme des lettres, des œuvres picturales ou des photos) »[12]. Ce sont donc une partie des revenus générés par l’Estate qui sont versés au Trust, qui à son tour, reverse les fonds à des bénéficiaires aux agissements caritatifs dans les domaines de : l’art ; l’éducation ; l’environnement ; les sans-abris ; le développement international ; les relations internationales et le développement de la paix ; la migration ; la réforme des prisons ; le Royaume-Uni ; la santé internationale ; la recherche médicale[13]. L’Estate constitue quant à lui en quelque sorte le heaume des droits de Tolkien contenant à la fois le Trust et le J. R. R. Tolkien Discretionary Settlement. La structure gère tout le copyright des œuvres littéraires, les aspects juridiques de celles-ci et les adaptations qui ne sont pas sous le joug de la Saul Zaentz Co. La lourde tâche de la protection juridique est endossée par Fourth Age Ltd depuis novembre 2011, renommée Tolkien Estate Ltrd en 2013 et administrée par la famille Tolkien. Les comités exécutifs du Trust et de l’Estate étaient concurremment dirigés par Christopher Tolkien, sa femme Baillie et le petit-fils du professeur, Michael George Tolkien. Depuis le 31 août 2017, date de démission de Christopher, les comités se composent de Baillie, Michael et du premier fils de Christopher, Simon Tolkien[14].
L’année 1977 sera marquée en outre par la création de la société Tolkien Entreprises, une filiale de la Saul Zaentz Company, spécialement conçue pour administrer les droits acquis l’année précédente. Cette dernière produira en 1978 le premier film à grand succès du Seigneur des Anneaux, réalisé par Ralph Bakshi ($32.6 millions au box-office). Elle devra toutefois, en 1980, faire face conjointement au Tolkien Estate, à la production illicite par Rankin/Bass d’un téléfilm sur le troisième roman du Seigneur des Anneaux : Le Retour du roi. À l’instar d’Ace Books, la société tente d’argüer que les droits sont toujours dans le domaine public américain. Contrairement au Hobbit de 1977, l’argumentaire n’est plus valable et l’affaire se soldera par une solution à l’amiable[15]. Tolkien Entreprises ne trouvera en revanche pas gain de cause lorsque les négociations pour une série radiophonique de 26 épisodes du Seigneur des Anneaux par la BBC sont entreprises en 1979. Les droits radios n’ayant pas été transférés lors de la vente de Tolkien, ils demeurent entre les mains de The Tolkien Company et la série verra le jour en 1981[16].
La maison d’édition initiale de Tolkien, Allen & Unwin, se voit être fusionnée en 1985 et devient Unwin Hyman. Puis, la société est rachetée par HarperCollins en 1990, qui acquiert aussi quelques années après, les droits de publication d’œuvres littéraires relatifs à la célèbre trilogie du Seigneur des Anneaux. Bien que restées intouchées par la fusion, les filiales Allen & Unwin d’Australie et de Nouvelle-Zélande ne sont pas en mesure d’éditer du Tolkien[17].
Ainsi, la question des droits d’auteur est longtemps restée corsetée par la politique restrictive et discrétionnaire du professeur. À sa mort, c’est son fils Christopher qui s’attèle à la tâche. Si les décennies suivant les publications des romans et la vente des droits sont peu rythmées par des adaptations, le passage à l’an 2000 est assurément le point d’inflexion marquant le déliement de cette paralysie.
Alessio Trilles
[1] Tolkien Gateway, The Lord of the Rings (1955 radio series).
[2] DEMOSTHENES, TheOneRing.net.
[3] TOLKIEN, p. 439 ss.
[4] TOLKIEN, p. 502 s.
[5] TOLKIEN, p. 509 ss.
[6] LYON, Collider.
[7] Tolkien Gateway, Ace Books.
[8] STOCKER, Tolkiendil.
[9] Wikipédia, The Hobbit (film, 1966).
[10] Tolkien Gateway, United Artists.
[11] MiserBrosPress, de 12min34 à 14min57.
[12] STOCKER, Tolkiendil.
[13] Tolkien Trust.
[14] Wikipédia, Tolkien Estate.
[15] Wikipédia, The Return of the King.
[16] SIBLEY.
[17] Tolkien Gateway, HarperCollins.
Bibliographie :
DEMOSTHENES, Lost scripts for 1950s BBC Lord of the Rings radio drama found, in TheOneRing.net, publié le 16 mars 2022, accessible sur <https://www.theonering.net/torwp/2022/03/16/112437-lost-scripts-for-1950s-bbc-lord-of-the-rings-radio-drama-found/> (11.11.2023).
LYON Patrick, “The Hobbit” movie you never knew existed, in Collider, publié le 9 janvier 2022, accessible sur <https://collider.com/the-hobbit-movie-1966-version-explained/> (11.11.2023).
MiserBrosPress, Arthur Rankin Jr., Interview at the Museum of Television & Radio (2003) – Part 2, in Youtube, publié le 5 février 2014, accessible sur <https://www.youtube.com/watch?v=AZe6OhmPnx8> (11.11.2023).
Tolkien Gateway, Ace Books, in tolkiengateway.net, publié le 10 mars 2006, accessible sur <https://tolkiengateway.net/wiki/Ace_Books> (11.11.2023).
Tolkien Gateway, HarperCollins, in tolkiengateway.net, publié le 6 juin 2005, accessible sur <https://tolkiengateway.net/wiki/HarperCollins> (11.11.2023).
Tolkien Gateway, The Lord of the Rings (1955 radio series), in tolkiengateway.net, publié le 13 mars 2006, accessible sur <https://tolkiengateway.net/wiki/The_Lord_of_the_Rings_(1955_radio_series)> (11.11.2023).
Tolkien Gateway, United Artists, in tolkiengateway.net, publié le 16 août 2007, accessible sur <https://tolkiengateway.net/wiki/United_Artists> (11.11.2023).
TOLKIEN J. R. R., Lettres, Paris (Christian Bourgois Editeur) 2005.
Tolkien Trust, About The Tolkien Trust, in tolkientrust.org, accessible sur <https://www.tolkientrust.org/about.php> (11.11.2023).
SIBLEY Brian, Brian SIBLEY : The works, in blogspot.com, accessible sur <https://briansibleytheworks.blogspot.com/2008/01/this-page-is-still-under-construction_23.html> (11.11.2023).
STOCKER Vivien, Les droits sur l’œuvre de J. R. R. Tolkien, in Tolkiendil, publié le 25 février 2023, accessible sur < https://www.tolkiendil.com/tolkien/droits> (11.11.2023).
Wikipédia, The Hobbit (film, 1966), in fr.wikipedia.org, publié le 3 août 2012, accessible sur <https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Hobbit_(film,_1966)> (11.11.2023).
Wikipédia, The Return of the King, in fr.wikipedia.org., publié le 22 mai 2009, accessible sur <https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Return_of_the_King> (11.11.2023).
Wikipédia, Tolkien Estate, in fr.wikipedia.org, publié le 6 décembre 2005, accessible sur <https://fr.wikipedia.org/wiki/Tolkien_Estate> (11.11.2023).
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