Quand traduire rime avec mourir : le destin brisé des Tarjuman

Quand traduire rime avec mourir : le destin brisé des Tarjuman

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis et les autres États membres de l’OTAN ont lancé l’opération Enduring Freedom, dans le but de renverser le gouvernement d’Al-Qaïda. Entre 2001 et 2014, plus de 70 000 militaires français ont alors été déployés en Afghanistan, où ils ont reçu l’aide de près de 800 Afghans, recrutés comme interprètes, aides indispensables pour le travail des forces sur le terrain. Appelés officiellement PCRL – pour personnel civil de recrutement local – ces derniers sont plus connus sous le nom de Tarjuman, terme qui signifie « interprète » en langue dari.


Souvent recrutés dans les universités, les Tarjuman ne sont en général pas interprètes de métier et n’ont pas de formation militaire. Poussés par l’envie d’aider leur pays, ils s’engagent auprès des forces armées françaises qui leur promettent soit de repartir en laissant derrière elles un pays libre, soit de faciliter l’obtention de visas pour ses PCRL, afin de leur permettre de se retirer en France avec les troupes.

Sitôt leur contrat signé, les nouveaux Tarjuman sont considérés par les militaires comme des soldats à part entière. Néanmoins, officiellement, ils n’ont pas droit à ce statut. Et les consignes sont claires : 

 [L]’interprète ne doit pas porter d’armes, ni même apprendre à s’en servir. […] Officiellement, un casque et un gilet pare-balles suffisent pour les Tarjuman, toujours situés en première ligne avec le chef de section durant les opérations. L’interprète doit être aux avant-postes […] il fait donc partie des soldats les plus exposés.[1]

Sur le front, les Tarjuman mettent donc constamment leur vie en danger, au même titre que les soldats, mais sans pouvoir prétendre à une protection et à des droits équivalents. Cependant, les risques encourus par les interprètes ne s’arrêtent pas là. En effet, en travaillant pour les forces étrangères, ils deviennent des traîtres et sont sans cesse menacés par les talibans, comme le montrent de nombreux témoignages, tel que celui d’un interprète nommé Adib : « Nous sommes des trophées pour les extrémistes de ce pays. Nos têtes valent même plus cher que celle d’un soldat. »[2] Chaque jour, les Tarjuman reçoivent des appels anonymes, voient leur famille harcelée ou des tracts collés sur leur porte, sur lesquels sont écrites des menaces sans équivoque : « Tu es un infidèle, un traître, tu as travaillé pour l’armée française. Ta mort sera notre fierté. »[3]

Face à cette situation intolérable, les interprètes s’accrochent à l’espoir d’être, à leur tour, aidés par les forces étrangères. Mais, en 2012, leur enfer ne fait que commencer : au moment où l’armée française commence à se retirer, elle laisse derrière elle tous ses PCRL. Sourde aux appels à l’aide des Tarjuman et aux témoignages décrivant les horreurs qu’ils doivent affronter quotidiennement, la France ne rapatriera finalement que 73 des 800 interprètes qui ont travaillé pour elle, rejetant toutes les autres demandes et abandonnant les PCRL à leur sort.


ARTICLE 10 : AVENANT, QUOTA ET LÂCHETÉ

Comment expliquer un tel nombre ? Pourquoi la France a-t-elle refusé d’offrir l’asile aux Tarjuman ?

La principale raison avancée par les autorités est que le fait d’accorder le statut de réfugié aux interprètes risquerait de provoquer un conflit diplomatique avec l’Afghanistan. En effet, l’asile empêcherait les PCRL de revenir un jour dans leur pays natal.[4] De plus, l’asile ne peut être accordé que sur un territoire d’accueil : les Tarjuman étant toujours en Afghanistan, ils ne peuvent prétendre au statut de réfugiés. Néanmoins, cela n’explique pas pourquoi les Tarjuman se voient refuser également l’obtention d’un visa, et se heurtent à un mur de silence de la part de l’ambassade de France à Kaboul. 

La vérité, soigneusement dissimulée, est tout autre : la France n’a jamais eu l’intention de rapatrier ses PCRL. En effet, dès 2011, au moment où le retrait d’Afghanistan commence à être envisagé par le gouvernement de Sarkozy, les contrats de travail des interprètes sont modifiés, trahissant la « volonté délibérée du ministère des Armées de ne pas assumer ses responsabilités. »[5] Ce qui, de 2002 à 2011, étaient des contrats de droit français, deviennent alors des contrats relevant du droit afghan, grâce à un avenant que les interprètes ont été encouragés à signer, tout en étant laissés dans l’ignorance des conséquences d’une telle signature. Or, cet avenant rendait nul et non avenu l’article 10 ayant trait à la juridiction, et disposant que « le cadre [du] contrat est exclusivement du ressort de la loi française. Tout litige non résolu à l’amiable sera porté devant la justice française qui sera la seule compétente en la matière. »[6] Grâce à cette modification des contrats, la France pouvait se protéger contre d’éventuels recours judiciaires devant des tribunaux français. Ainsi couvert, le gouvernement français a systématiquement refusé les dossiers des interprètes, en se basant sur des critères « mal définis, subjectifs, discutables et finalement arbitraires »[7], ne délivrant qu’un nombre minime de visas, correspondant à un quota décidé dans le secret de réunions interministérielles.


CAROLINE DECROIX : LE COMBAT D’UNE AVOCATE

L’affaire aurait pu en rester là si, en 2015, Caroline Decroix n’avait lu un article dévoilant l’affaire des Tarjuman. Celle qui était alors avocate en droit des étrangers se lance dans une bataille acharnée pour défendre les interprètes abandonnés en Afghanistan. Avec un collectif d’avocats bénévoles, elle fonde l’Association des interprètes afghans de l’armée française et menace l’État de saisir la justice, en utilisant une jurisprudence appliquée à l’affaire d’une famille syrienne dont le ministère de l’Intérieur avait dû étudier la demande de visa à titre d’asile directement depuis le Liban.[8] Le gouvernement cède alors, mais de mauvaise grâce : si un deuxième processus de relocalisation est bien ouvert, les PCRL n’ont qu’un mois pour réunir et envoyer un dossier complet et,  surtout, «  aucune communication n’est faite par l’État français pour ne pas ébruiter la deuxième relocalisation des Tarjuman ».[9] Sur les 252 dossiers ayant pu être réunis à la hâte, 151 sont rejetés, toujours sur la base des critères arbitraires, comme le déplore Caroline Decroix :

Vous savez, dans certains dossiers il suffit qu’un militaire ait marqué qu’un jour vous avez eu un comportement inapproprié, si vous lui avez fait une remarque qui ne lui a pas plu ou que vous soyez arrivé en retard par exemple, et pour eux ça justifie un refus.[10]

Néanmoins, l’avocate ne perd pas espoir et continue à se battre. En 2017, le tribunal administratif de Nantes, compétent sur les questions d’asile, annule les refus de visas de certains interprètes et adresse même des injonctions de délivrance de visas à l’ambassade.[11] Mais là encore, rien n’est fait et l’État tente, à nouveau, d’étouffer l’affaire, en détournant le regard comme il l’a fait depuis le retrait des troupes, cinq ans auparavant : 

Cette affaire ne doit plus ressurgir. Elle a sa place sous le tapis. […] Il n’y a pas de sujet, il n’y a plus de sujet Tarjuman. Autrement dit, ceux qui restent sont des menteurs et des usurpateurs.[12]

De nouvelles mesures sont alors prises pour tenter de contourner cette obstruction et d’aider les Tarjuman. L’Association des interprètes afghans de l’armée française, menée par Caroline Decroix, se bat pour que les PCRL puissent obtenir la protection fonctionnelle. Cette dernière est un dispositif inscrit dans la loi du 13 juillet 1983 et dont une jurisprudence constante dispose que « tout collaborateur occasionnel du service public bénéficie de la protection de l’État français, à l’occasion “de menaces, d’outrages, de voies de fait, d’injures ou de diffamations”. »[13] Si elle aboutit, l’attribution de la protection fonctionnelle à des interprètes afghans pourrait faire jurisprudence, car elle n’a jusqu’alors jamais été accordée par l’État en dehors de ses frontières, et n’a encore jamais permis l’attribution d’un visa à une personne étrangère.[14]

Cependant, la bataille sera longue, car une telle protection pourrait créer un précédent gênant pour les autorités françaises. En effet, ces dernières seraient alors obligées d’assumer leurs responsabilités envers les interprètes recrutés non seulement en Afghanistan, mais également dans le cadre d’autres conflits, tels que la guerre sévissant au Mali depuis 2012.[15]

De leur côté, de nombreuses associations et ONG tentent de promouvoir un statut des interprètes au niveau international, afin que leur protection devienne une obligation. Mais, là encore, la crainte de créer un précédent est un énorme frein, comme l’explique Linda Fitchett, présidente de l’association internationale des interprètes de conférence (AIIC) :

Les pays européens ont peur de créer des précédents. […] Aucun pays européen n’a rapatrié tous ses interprètes d’Afghanistan. Mais en recrutant ces locaux, ils ne pouvaient pas ignorer les menaces qui pesaient sur ces gens après leur départ.[16]


CONCLUSION : ET MAINTENANT ?

De nombreuses personnes se battent désormais pour que les droits des interprètes locaux engagés lors de conflits soient reconnus. Cependant, les procédures sont difficiles et prennent énormément de temps. Or, du temps, les Tarjuman n’en ont pas. Leur situation, si périlleuse déjà, s’est encore aggravée depuis la prise de Kaboul par les talibans, en août 2021. À ce moment, plus d’une centaine d’interprètes est toujours prise dans l’enfer afghan, totalement dépourvue de protection. La sénatrice UDI Nathalie Goulet alerte alors sur l’urgence de la situation, et dénonce à nouveau les agissements du gouvernement français : 

Les auxiliaires et interprètes de l’armée, ça fait longtemps qu’ils devraient être sur une liste à jour, qu’on devrait les rapatrier d’urgence. […] Les interprètes afghans de l’armée française, c’est comme les Harkis, on les a vraiment abandonnés. C’est une trahison française.[17]

Si la France n’a pas de liste recensant ses interprètes, les talibans, eux, en ont une. Menacés, traqués, torturés, assassinés, combien de Tarjuman devront encore payer de leur vie le manque de reconnaissance et le flou juridique entourant leur statut ?

Sophie DUPRAZ


[1] ANDLAUER & MUELLER (2019), p. 98

[2] MUELLER, 2017

[3] NAUDET, 2021

[4] ANDLAUER & MUELLER (2019), p. 37

[5] Ibid. p. 299

[6] Ibid. p. 301

[7] NAUDET, 2021

[8] ANDLAUER & MUELLER (2019), p. 165

[9] Ibid. p. 170

[10] Ibid. p. 52

[11] Ibid.  pp. 56 ; 303

[12] Ibid.  p. 62

[13] ANDLAUER & MUELLER (2019), p. 303

[14] Ibid, p. 303

[15] Ibid. p. 306

[16] Ibid. p. 306

[17] VIGNAL, 2021


Références

ANDLAUER, B. & MUELLER, Q. Tarjuman – Enquête sur une trahison française, Bayard, Montrouge Cedex, 2019

DUPRAZ, S. Les ombres oubliées du front – La réalité de l’interprétation en zone de conflit, racontée par ceux qui l’ont vécue, présenté à la Faculté de Traduction et d’Interprétation, Université de Genève, 2021

MUELLER, Q. « L’affaire des interprètes afghans de l’armée française, un scandale d’État », Slate, 2017, [en ligne], URL : https://www.slate.fr

NAUDET, J-B., « On va avoir du sang sur les mains » : le scandale des interprètes afghans abandonnés par la France », L’Obs, 2021, [en ligne], URL : http://www.pileface.com, (consulté le 25.11.2022)

SLAMA, S. « La protection fonctionnelle au service des tarjuman », Plein droit, 2020/1, n°124, pp. 53-60, [en ligne], URL : https://www.cairn.info (consulté le 25.11.2022)

VIGNAL, F. « Afghanistan : « On va avoir du sang sur les mains », dénonce la sénatrice Nathalie Goulet », Public Sénat, 2021, [en ligne], URL : https://www.publicsenat.fr (consulté le 25.11.2022)


Image : https://unsplash.com


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