Roe v. Wade, la méthodologie controversée qui fonctionne

Roe v. Wade, la méthodologie controversée qui fonctionne

Avant-propos : Cet article vise avant tout à résumer la logique et la méthodologie utilisée par la Cour suprême lors de l’annulation de Roe v. Wade. Les lecteurs les plus avides de droit constitutionnel américain remarqueront que certaines parties ne sont pas développées à leur juste potentiel. Étant donné la longueur de l’arrêt et le besoin de garder[ cet article bref, l’auteur a volontairement laissé certaines parties de côté. De plus, cet article se veut neutre. L’auteur ne prend aucune position. 



Top des tendances sur les réseaux sociaux, une des journaux télévisés et première page de tous les grands médias, les révélations du journal américain Politico[1] font l’effet d’une bombe aussi bien au niveau national qu’international ce 2 mai 2022. En effet, des journalistes ont mis la main sur le brouillon d’un futur arrêt qui pourrait révoquer le fameux arrêt de 1973 sur le droit à l’avortement, Roe v. Wade. Le 24 juin 2022, Roe v. Wade[2] est, au grand dam de certains et au bonheur d’autres, annulé dans l’une des révocations de jurisprudence les plus spectaculaires que les Etats-Unis aient connu. 


MAIS QUELLES ÉTAIENT DONC LES RAISONS ET LES MOTIVATIONS DE LA COUR SUPRÊME POUR RÉVOQUER CET ARRÊT ?

Pour répondre à cette question, nous devons d’abord chercher à comprendre ce qu’est vraiment l’arrêt Roe v. Wade ainsi que sa portée. 

En 1973, la Cour suprême américaine tranche, à 7 voix contre 2, qu’en vertu des dispositions d’application du quatorzième amendement, le droit à la vie privée englobe de façon implicite le droit pour une femme de poursuivre ou non sa grossesse. Ce droit n’est cependant pas absolu et les Etats peuvent toujours réguler certains aspects de l’avortement. Il s’agissait de mettre en balance l’intérêt des Etats à protéger une vie potentielle avec l’intérêt des femmes souhaitant avorter. 

Avant 1973, les Etats légiféraient librement sur la question de l’avortement. L’avortement était absolument illégal dans certains Etats alors que d’autres étaient plus libéraux et moins restrictifs. Avec cette nouvelle jurisprudence, tous les Etats devaient maintenant se conformer à des règles communes. 

La Cour suprême, voulant trouver une façon de concilier les différents intérêts en jeu, tente de définir clairement le droit en divisant la grossesse en trois trimestres de 12 semaines[3]

  • Premier trimestre : semaine 1 à 12 

Un Etat ne peut réguler l’avortement au-delà du fait que la procédure doit être prescrite par un médecin autorisé et dans certaines conditions en lien avec la sécurité médicale. 

  • Second trimestre : semaine 13 à 24 

Un Etat peut légiférer sur une restriction de l’avortement si le but de la loi est en rapport raisonnable avec la santé et la sécurité de la femme enceinte. 

  • Troisième trimestre : semaine 25 à 36 

L’intérêt d’un Etat à protéger une forme de vie potentielle pondère plus que le droit à la vie privée d’une femme enceinte. L’Etat peut donc interdire l’avortement, sauf si l’avortement est nécessaire pour sauver la vie d’une femme enceinte.

Pour résumer, Roe v. Wade  reconnaît l’avortement comme un droit non écrit, et limite le pouvoir des Etats à légiférer sur ce sujet.

20 ans plus tard, l’arrêt Casey v. Planned Parenthood[4] a abandonné la notion de trimestre en faveur de l’étude de viabilité du fœtus mais rend inconstitutionnelles les lois qui ont comme but d’être des obstacles à l’avortement avant que le fœtus ne devienne viable.[5]

Comme chaque arrêt de la Cour suprême, Roe v. Wade a eu son lot de critiques, émanant aussi bien de pro-IVG que d’anti-IVG. La critique centrale était que l’avortement n’a jamais été mentionné de façon explicite dans la Constitution[6], ni dans les amendements de cette dernière. En effet, la Cour suprême s’est fondée sur une interprétation élargie du droit à la vie privée pour rendre son verdict. Cette interprétation trouve beaucoup de contre-arguments et certains défendent l’idée que les législateurs du quatorzième amendement n’ont jamais sous-entendu  créer de nouveaux droits mais juste confirmer certains droits qui existaient déjà. Un autre contre-argument est que la Cour a dépassé sa marge de manœuvre dans la création des trimestres, prenant ainsi la place des pouvoirs législatifs étatiques, cette dernière devant uniquement confirmer si une décision est constitutionnelle ou pas.

D’autres, tels que Ruth Bader Ginsburg[7], critiquent le manque de stabilité de l’arrêt ainsi que le fait que la Cour suprêmesoit allée trop loin dans sa première décision sur la constitutionnalité de l’avortement, empêchant ainsi une libéralisation législative sur le sujet qui était déjà en marche. 


MAIS QUE S’EST-IL DONC PASSÉ À WASHINGTON CE 24 JUIN 2022 ?

La Jackson Women’s Health Organization, une clinique d’avortement du Mississippi, a attaqué une loi étatique qui interdisait les avortements après les 15 premières semaines de grossesse. La clinique maintenait l’idée que cette loi ne respectait pas le droit à l’avortement conféré par la Constitution. Cette affaire est remontée jusqu’à la Cour suprême, cette dernière devant se prononcer pour déterminer si la Constitution conférait un droit à l’avortement comme l’invoquaient les recourants. 


LE TRAVAIL DE LA COUR

La Cour commence par expliquer que le droit à l’avortement n’est pas explicite dans la Constitution[8]. Cependant, elle concède que tous les droits ne doivent pas être écrits pour être reconnus. La Cour cite notamment certains droits comme celui d’un couple non marié à utiliser un moyen de contraception (Eisenstadt v. Baird)[9], comme droit non écrit qui découle des dispositions d’application du quatorzième amendement.

Pour savoir si un élément constitue un droit potentiel, la Cour utilise le « Glucksberg Test »[10]. Selon la doctrine et la jurisprudence américaine, la Cour doit chercher à savoir si le droit potentiel est (1) « profondément ancré dans la tradition américaine » mais également (2) s’il fait implicitement partie du principe de la « liberté ordonnée ». 

Par « profondément ancré dans la tradition américaine », on entend un élément considéré comme fondamentalement important pour la conscience du citoyen américain[11]

La liberté ordonnée est quant à elle définie par une « liberté limitée par le besoin d’ordre dans la société »[12]. Dans notre cas, cela se définirait par la balance des intérêts entre la volonté d’une femme à avorter et l’intérêt des Etats (et des électeurs) à protéger une vie potentielle. 

Pour la première condition, la Cour s’adonne à une interprétation historique de l’avortement. Elle cherche à savoir si, au moment de l’adoption de la Constitution américaine ou du 14ième amendement, l’avortement était ou aurait pu être sous-entendu par le législateur.

La réponse est négative car, en remontant dans le temps, on ne trouve aucune trace d’une loi, d’un droit ou d’une jurisprudence en faveur d’un droit à l’avortement (excepté quelques articles de doctrine de la seconde moitié du 20ième). Au contraire, au moment de l’adoption du 14ième amendement, l’avortement était banni, quelle que soit la raison, dans les trois quarts des Etats[13]. Même en remontant plus loin, jusqu’à l’époque des colonies, l’avortement était considéré comme un crime grave. 

La conclusion est donc que l’avortement n’est pas profondément ancré dans la tradition américaine. 

Pour ce qui est du principe de la liberté ordonnée, la Cour estime que cette condition n’est pas remplie car la Cour de 1972 n’a pas pris en compte les intérêts des différents Etats et les intérêts des citoyens américains à protéger une vie potentielle, notamment à travers le corps électoral mais également car Roe, pour justifier la liberté ordonnée, s’est basé sur différentes jurisprudences en rapport avec l’autonomie de soi, comme le droit de marier une personne issue d’une race différente (Loving v. Virginia) ou le droit d’éduquer ses propres enfants (Meyer v. Nebraska). Le problème est que l’avortement, comme le concède Roe et Casey, peut heurter la vie potentielle ou le droit à la vie d’un individu. La question de l’avortement n’est donc pas comparable aux droits d’épouser une personne d’une autre race ou de scolariser soi-même ses enfants car ces deux exemples n’empiètent pas sur le droit à la vie et potentiellement sur la vie de quelqu’un. 

Au vu des échecs de ces deux conditions, la Cour arrive à la conclusion finale que l’avortement n’est pas un droit constitutionnel et qu’il ne l’a jamais été[14]

Reste maintenant à savoir si la Cour peut annuler Roe v. Wade car la Cour est soumise à la doctrine juridique du « Stare Decisis »[15]. Cet adage latin se traduit par « respecter les précédents ». La Cour suprême doit, en tranchant une affaire, se tenir du côté de ce qu’elle a déjà décidé dans le passé. Cela a comme but de « protéger, promouvoir le développement impartial, prévisible et cohérent des principes juridiques, encourager la confiance dans les décisions judiciaires et contribuer à l’intégrité réelle du processus judiciaire »[16]

Cette doctrine n’est cependant pas inflexible car selon la jurisprudence, si des décisions précédentes sont mal raisonnées ou irréalisables, la Cour peut faire abstraction de cette doctrine[17]

Dans notre cas, la Cour défend cinq raisons qui poussent en faveur de l’annulation de Roe v. Wade[18].

1. La nature de l’erreur de la part de la Cour de 1972 

La mauvaise interprétation de la Constitution et du 14ième amendement a amené la Cour de 1972 à « usurper » le pouvoir nécessaire pour répondre à une question d’importance morale comme l’avortement.

2. Le raisonnement faussé de la Cour de 1972 

Les arguments de 1972 ne se basent sur rien de concret et ne prennent pas en compte certains contre-arguments de nature scientifique mais la Cour a également pris le rôle du législateur en imposant les trimestres. 

3. La réalisabilité de cet arrêt 

La Cour considère que cet arrêt est dur, voire impossible à mettre en œuvre de façon correcte et concise. 

4. Les effets négatifs sur d’autres domaines et sur le droit

La Cour estime que cet arrêt freine l’avancée et le développement du droit mais également qu’il pousse à la mauvaise interprétation d’autres lois et droits. 

5. L’intérêt personnel 

Le « reliance of interest » cherche à répondre à la question de savoir si les femmes dépendent de Roe ou pas dans leur vie de tous les jours. Pour la Cour, la réponse est simple, les femmes ne dépendent pas de Roe et l’annulation de l’arrêt ne les toucherait pas étant donné « qu’un avortement n’est pas quelque chose que l’on prévoit à l’avance ou que l’on pratique habituellement »[19]

La Cour conclut que le « Stare Decisis » ne penche pas en faveur de Roe.

La Cour continue son opinion[ en répondant aux arguments des « dissents », c’est-à-dire les deux juges qui étaient en faveur du maintien de Roe

La conclusion finale de la Cour est que l’avortement présente une question morale profonde et que la Constitution n’empêche pas les citoyens de chaque Etat de se prononcer sur cette question, chose que Roe v. Wade a fait. La Cour annule donc les arrêts Roe et Casey et rend le pouvoir de se prononcer sur ce sujet aux Etats et à leurs électeurs. 


QUE SE PASSE-T-IL MAINTENANT ?

Comme vu[ précédemment, la question du droit à l’avortement est rendue aux Etats. Chaque Etat pourra donc légiférer comme bon lui semble sur cette question. Certains Etats, comme la Californie ou le Vermont, se sont dotés à l’époque déjà de dispositions qui maintiennent le droit à l’avortement, même si Roe devait être annulé. 

D’autres Etats se sont eux dotés de « trigger laws »[20], à savoir de dispositions qui entrent en effet dès l’annulation de l’arrêt. D’autres Etats ont légiféré ou vont légiférer. Une minorité d’Etats ont gardé les mêmes lois en vigueur avant l’apparition de Roe

Le champ d’application des différentes interdictions à l’avortement varie d’Etat en Etat. La Géorgie par exemple autorise l’avortement jusqu’à 6 semaines[21] alors que la Floride jusqu’à 15[22]

D’autres Etats comme l’Idaho ont une restriction totale à l’avortement. Il est bon de noter que tous les Etats qui ont ou qui prévoient une interdiction totale, ont fait savoir qu’ils possèdent ou possèderont des dispositions qui prévoient des exceptions en cas de danger de mort pour la mère ou de viol par exemple.

En résumé, l’annulation de Roe v. Wade et de Casey v. Planned Parenthood n’interdit pas l’avortement aux Etats-Unis. L’avortement n’est aujourd’hui plus considéré comme un droit fédéral issu de la Constitution, ce qui a comme conséquence qu’il n’est plus protégé. Chaque Etat est donc libre de légiférer sur cette question. Certains Etats mèneront une politique plus restrictive, d’autres pourraient ne rien changer à leur politique actuelle et certains pourraient même être plus progressifs que sous Roe.

Pour conclure cet article, il est important de garder à l’esprit que la Cour suprême américaine est très liée à la politique et qu’elle est parfois considérée comme une entité politique avant d’être une entité juridique. Le 24 juin 2022, la Cour était composée d’une majorité de juges conservateurs[23], majorité requise pour espérer annuler Roe. La composition de la Cour a toujours fluctué, alternant entre les périodes à majorité conservatrice et les périodes de majorité libérale. Il est dès lors tout à fait envisageable que dans le futur l’avortement soit au coeur de nouvelles délibérations. 

Jad-Alexandre Ghazzaoui 


[1] https://www.politico.com/news/2022/05/02/supreme-court-abortion-draft-opinion-00029473

[2] Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973)

[3] Hottelier Michel, L’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême américaine en matière d’avortement in Pratique juridique actuelle,1994, p. 1247.

[4] Planned Parenthood of Southeastern Pa. v. Casey, 505 U.S. 833 (1992)

[5] https://www.oyez.org/cases/1991/91-744

[6] https://www.usccb.org/issues-and-action/human-life-and-dignity/abortion/ten-legal-reasons-to-reject-roe

[7] https://www.latimes.com/politics/story/2022-05-03/how-roe-vs-wade-went-wrong-broad-new-right-to-abortion-rested-on-a-shaky-legal-foundation

[8] Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. ___ (2022) (abrégé 597 U.S. ___), p. 9-11 

[9] Eisenstadt v. Baird, 405 U.S. 438 (1972)

[10] https://www.oyez.org/cases/1996/96-110

[11] Snyder v. Massachusetts, 291 U. S. 97, 105 (1934)

[12] https://www.merriam-webster.com/legal/ordered%20liberty

[13] 597 U.S. ___, p. 16

[14] 597 U.S. ___, p. 11-30 

[15] https://www.law.cornell.edu/wex/stare_decisis

[16] Kimble v. Marvel Entertainment, LLC, 576 U.S. 446 (2015)

[17] Seminole Tribe of Florida v. Florida, 517 U.S. 44 (1996)

[18] 597 U.S. ___, p. 39-66 

[19] 597 U.S. ___, p. 63

[20] https://edition.cnn.com/2022/06/27/politics/states-abortion-trigger-laws-roe-v-wade-supreme-court/index.html

[21] https://www.nytimes.com/2022/07/20/us/georgia-abortion-ban.html

[22] https://apnews.com/article/abortion-health-florida-government-and-politics-e8bdb85e6736085606ba2661c186a1d5

[23] https://ballotpedia.org/Supreme_Court_of_the_United_States


BIBLIOGRAPHIE

« Kimble v. Marvel. » Oyez, www.oyez.org/cases/2014/13-720.  Accessed 6 Oct. 2022.

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« Washington v. Glucksberg. » Oyez, www.oyez.org/cases/1996/96-110. Accessed 6 Oct. 2022.

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Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. ___ (2022), [en ligne], URL : https://supreme.justia.com/cases/federal/us/597/19-1392/

Eisenstadt v. Baird, 405 U.S. 438 (1972), [en ligne], URL : https://supreme.justia.com/cases/federal/us/405/438/

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