Prostitution en droit suisse : esclavage moderne ou liberté individuelle ?

Prostitution en droit suisse : esclavage moderne ou liberté individuelle ?

Pendant que des millions de femmes militent pour leurs droits dans le monde entier, en Suisse, la prostitution reste légale. Mais la prostitution, est-elle une dégradation de la condition de l’être humain ou une liberté ? Faut-il interdire la prostitution ou au contraire l’autoriser pour mieux la réglementer ? Revenons sur la notion et son évolution. 


Remarque préalable : les prostituées sont généralement des femmes. Pour simplifier, le terme de « prostituée(s) » est utilisé tout au long de cette article. Néanmoins, les hommes peuvent bien évidemment s’adonner à la prostitution.   


HISTOIRE DE LA PROSTITUTION 

C’est Josephine Butler, militante féministe qui est à l’origine du combat contre la prostitution. Grâce à ses efforts en Angleterre au 19ème siècle, les pays occidentaux commencent à suivre le mouvement. En 1875 à Genève, J. Butler crée la Fédération abolitionniste internationale (FAI) pour l’abolition de la prostitution réglementée, la traite des femmes et le trafic de jeunes filles. Son influence en Suisse est considérable : plusieurs maisons de prostitution (anciennement appelées « maisons de tolérance ») ferment leurs portes. Peu à peu, ces établissements viennent à disparaître complètement. Entre 1914 et 1960, la prostitution est quasi inexistante en Suisse. La situation ne dure pas longtemps, puisque dès les années 70, avec la révolution sexuelle et l’épidémie du sida, la prostitution revient au cœur des débats. Avant 1991, le droit suisse comportait ainsi plusieurs dispositions en lien avec la prostitution, à savoir les articles 198 à 201 CP (ancien). 

L’art. 198 CP (ancien) réprime le proxénétisme. La jurisprudence définit le « dessein de lucre » comme « un enrichissement particulièrement répréhensible du point de vue moral, parce qu’il met en cause des valeurs relatives à ce qui fait la dignité de la personne et dont la caractéristique est de ne pas être monnayable ou d’être bafouées lorsqu’elles sont monnayées » (ATF 107 IV 119 in JdT 1982 IV p. 157-158).  Selon la jurisprudence, « des massages sexuels ou « spéciaux », prodigués dans un salon de massage, entrent dans la notion de débauche » (JdT 1973 IV p. 139).

Quant à l’art. 199 CP (ancien), celui-ci réprime le proxénétisme professionnel. « Fait métier de proxénétisme, selon l’art. 199 CP, notamment celui qui tient une maison de prostitution » (JdT 1994 IV p. 107). Cette dernière notion doit être interprétée assez largement, contrairement au terme de « favorisation ». 

L’art. 200 CP (ancien) réprime la favorisation de la débauche, avec un champ d’application personnel restreint aux mineurs. 

Finalement, l’art. 201 CP (ancien) puni les « souteneurs ». En d’autres termes, l’exploitation du gain déshonnête. C’est la situation de l’auteur qui « a souhaité et recherché le niveau de vie supérieur auquel il est parvenu grâce à son association avec la prostituée et qu’il y a contribué en organisant l’activité de sa protégée » (JdT 1982 IV p. 14). 


RÉVISION : ART. 195 CP (MODIFICATION DU 21 JUIN 1991)

Un long processus de révision du Code pénal est mis en place dès 1971. C’est cette révision qui va aboutir à la nouvelle disposition autorisant la prostitution : l’art. 195 CP (21 juin 1991). Cette disposition vise à protéger la liberté de décision et d’action dans le but punir celui qui entraverait cette liberté. Le deuxième volet de l’art. 195 CP (21 juin 1991) protège les personnes plus vulnérables ou celles se trouvant dans un rapport de dépendance. Ainsi, l’initiation, l’incitation et l’instigation à la prostitution sont considérées comme des « encouragements » et par conséquent punissables au sens de l’art. 195 CP (21 juin 1991). La victime peut être une personne mineure ou autrui, tandis que l’auteur peut être une personne physique ou une entreprise (responsabilité pénale de l’entreprise au sens de 100 CP). 


JUILLET 2014 : L’AUGMENTATION DE L’ÂGE LÉGAL DE LA PROSTITUTION DE 16 ANS À 18 ANS

Jusqu’en 2014, l’âge légal admis pour exercer la prostitution était de 16 ans, soit la majorité sexuelle. La modification entrée en vigueur le 1er juillet 2014 augmente l’âge légal de 16 ans à 18 ans (art. 196 CP). Cette évolution s’inscrit dans un contexte particulièrement mouvementé : la Suisse est partie à plusieurs textes de droit international, notamment la Convention relative aux droits de l’enfant (entrée en vigueur en 1997). Cet engagement implique entre autres la lutte contre l’exploitation sexuelle et la protection de l’enfant. La hausse de l’âge de la prostitution est ainsi influencée par une volonté de cohérence avec la législation internationale et par la ratification en 2014 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (Convention de Lanzarote). Notons également que la hausse de la condition de l’âge intervient tard, même très tard. En effet, l’âge légal de la prostitution en Allemagne était déjà de 21 ans et respectivement 18 ans en France au même moment. La Suisse est, comme à son habitude, à la traîne. 


LA PROSTITUTION DE NOS JOURS 

La prostitution est définie ainsi par le Tribunal fédéral : « Dès lors qu’une personne accepte de façon répétée, moyennant de l’argent ou d’autres avantages matériels, d’accomplir ou de subir des actes impliquant les organes génitaux et tendant à une forme d’assouvissement sexuel, il faut admettre qu’il y a prostitution au sens de l’art. 195 CP » (ATF 121 IV 89). La prostitution implique plusieurs critères comme la satisfaction intentionnelle d’un client, un acte sexuel, d’ordre sexuel ou à connotation sexuelle, la tentative, le début, l’achèvement de l’acte sexuel ou d’ordre sexuel, la rémunération, l’immédiateté et simultanéité des prestations, la fréquence de l’acte prostitutionnel et la durée de l’activité (Borel, p.10 ss). Selon le rapport du Conseil fédéral, la prostitution implique trois caractéristiques : le fait de disposer de son propre corps, la fourniture d’une prestation sexuelle et un échange. La prostitution se présente sous diverses formes : prostitution de rue, prostitution de salon ou prostitution privée.

L’art. 182 CP concerne la traite d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. Cette disposition vient compléter (indirectement) la réglementation en matière de prostitution et renforce notamment la protection des mineurs. 

L’art. 196 CP concerne les actes d’ordre sexuel avec des mineurs contre rémunération. Rappelons dans ce cadre que seuls les clients faisant recours à des prostituées mineures sont punissables. La personne mineure, elle, n’encourt aucune de peine.  

La prostitution comme activité économique reste autorisée à l’heure actuelle en Suisse. L’art. 195 CP reste toujours applicable (avec quelques modifications mineures). Cette disposition protège le droit à l’autodétermination de la personne prostituée. Selon la jurisprudence, « la disposition protège aussi bien les personnes d’être entraînées à la prostitution contre leur gré, que celles qui s’adonneraient déjà de leur propre initiative à la prostitution » (ATF 129 IV 79 in JdT 2005 IV 231).

En plus de cette disposition, l’art. 199 CP réprime l’exercice illicite de la prostitution, notamment en cas d’infractions aux dispositions cantonales en la matière. Le cadre réglementaire de la prostitution dépend donc de la législation des cantons, qui disposent d’une compétence en la matière, avec possibilité de délégation aux communes. A Genève, c’est la loi sur la prostitution (LProst) qui trouve application (entrée en vigueur : 1er mai 2010). Celle-ci prévoit notamment une procédure d’annonce (tant pour la prostituée que pour l’exploitant). L’art. 2 al. 1 LProst définit la prostitution comme l’« activité d’une personne qui se livre à des actes sexuels ou d’ordre sexuel, avec un nombre déterminé ou indéterminé de clients, moyennant rémunération ». 

La Suisse a ainsi choisi la voie de la réglementation, afin de garantir le respect de la liberté d’action personnelle et la liberté économique (art. 27 Cst).


LE CONSENTEMENT : NOTION FONDAMENTALE 

En matière de prostitution, le consentement est primordial. Celui-ci doit permettre de déterminer les limites de l’engagement pris. C’est le critère de la connaissance. De plus, il faut avoir l’intention de consentir. Finalement, l’intention de consentir et l’étendue de ce consentement doivent être communiqués par la prostituée. « Le consentement doit être donné, avant la commission de l’acte préjudiciable, par l’ayant droit capable de discernement et ne pas avoir été révoqué avant la commission de l’infraction. Il restera sans effet en cas d’erreur, d’ignorance, de ruse, de menace ou de contrainte. Le consentement doit donc non seulement être fait en connaissance de cause mais aussi donné librement » (Borel, p. 49). 


« CONTRAT DE PROSTITUTION » : CONTRAIRE AUX MŒURS ? 

Le contrat entre la prostituée et son client a été pendant longtemps considéré comme « contraire aux mœurs » (art. 20 CO) selon la jurisprudence (ATF 111 II 195). Néanmoins, la notion d’immoralité évolue au fil du temps. Ainsi, le Conseil fédéral a considéré que le « contrat de prostitution » ne pourrait être qualifié comme étant contraire aux mœurs. La jurisprudence a également repris ce raisonnement (Tribunal d’arrondissement de Horgen, jugement du 9.7.2013, FIV 120047). Cependant, aucune précision n’a été apportée à ce sujet dans la législation suisse. 

Les règles sur le mandat (art. 394 ss CO) s’appliquent au « contrat de prostitution », ce qui permet de protéger la prostituée. En effet, celle-ci dispose du droit de révoquer le contrat en tout temps (art. 404 CO). Cette qualification s’inscrit dans la logique de protection de la personne prostituée contre les engagements excessifs (art. 27 CC). En effet, l’art. 27 CC limite la liberté contractuelle de la prostituée pour protéger sa personnalité, dont son intégrité corporelle.


LA PROSTITUTION AILLEURS : TOUR D’HORIZON

En Allemagne, aussi appelée « le plus grand bordel d’Europe », la prostitution est dépénalisée depuis 2002 et la demande explose. Dans leur vision très libérale, nos voisins ont ainsi rendu la prostitution « morale » et l’exploitation sexuelle légale. Un effort a néanmoins été fait avec la loi sur la protection des prostituées (2018) afin de protéger les femmes vulnérables (notamment en cas de trafic). La prostitution est ainsi légale mais régulée par des législations régionales, tout comme en Suisse à travers les législations cantonales.    

La Suède, pays le plus avancé en matière d’égalité hommes/femmes, a adopté un modèle pénalisant les acheteurs de services sexuels en 1999 et considérant les prostituées comme des victimes. En revanche, la vente de services sexuels est autorisée. Ainsi, la prostitution reste en soi légale du point de vue de l’offrant. En France, la nouvelle loi de 2016 sur la prostitution pénalise celui qui achète des actes sexuels. Ce-dernier pays s’inspire clairement du modèle suédois. 


LE DÉBAT ET LES CRITIQUES 

Dans ce débat, deux courants s’opposent. Ceux qui sont en faveur de la prostitution, considérant que c’est un métier comme un autre et que chacun est libre de choisir son activité (liberté de commerce). De l’autre côté, les opposants : ceux-ci considèrent la prostitution comme un retour au Moyen-âge et une utilisation dégradante de la femme. Mais que faut-il donc faire ? Interdire la prostitution, en risquant de mettre dans la précarité celles qui ont besoin d’exercer ce métier ? Interdire la prostitution est-il synonyme d’augmentation de violences sexuelles ? Amnesty International recommande « la dépénalisation de tous les aspects du commerce du sexe entre adultes consentants en raison des obstacles évidents que la criminalisation entraîne pour la mise en œuvre des droits fondamentaux des travailleuses et travailleurs du sexe ». Réglementer permet donc de mieux contrôler et surveiller. 


CONCLUSION 

La Suisse fait partie des pays ayant adopté une vision libérale en matière de prostitution. L’idée est de respecter la liberté économique de chacun. Néanmoins, la conciliation entre la dignité humaine et la prostitution reste difficile et controversée. Très souvent, les personnes amenées à se prostituer n’ont en fait pas d’autre « choix », en ce sens que leur survie en dépend et ce genre de situation est évidemment incompatible avec la dignité. De plus, comment qualifier la prostitution de « métier » si dans grands nombres de cas, les personnes n’ont pas le choix ? Les législations en matière de prostitution sont variées, mais le point central doit et devrait toujours être la protection des personnes vulnérables.

Catherine BOYARKINE 


BIBLIOGRAPHIE 

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